Collectif. Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions qui en ont ci-devant fait partie, vol. 20, Québec, Imprimerie P.G. Delisle, mai 1872, 176 p. Disponible en ligne : http://www.google.ca/books?id=C1tNAAAAYAAJ&source=gbs_book_similarbooks, consulté le 31 octobre 2012.
p.34
Missions du Labrador.
Lettre du Rév. Père Arnaud, Oblat de Marie, à ses
supérieurs.
Rivière des Naskapis, 6 août, 1871.
Mon Révérend Père,
Me
voici arrivé au fond de la baie des Esquimaux, à l'embouchure de la
rivière Nord-Ouest, que l'on appelle aussi la rivière des Naskapis.
Avant de vous entretenir de cet endroit, laissez-moi vous raconter les
divers incidents de mon voyage. Après avoir quitté Betsiamits, ma
première visite fut à Mingan. Cette mission qui comptait autrefois 120
familles a beaucoup diminué. Un grand nombre de familles se sont
dirigées vers la baie des Esquimaux. Je me suis rencontré à Mingan avec
M. Perron, délégué de Mgr. l'Evêque de Rimouski, qui a donné la
confirmation à 70 de mes sauvages, dont il paraît très-content. Ne
sachant encore quel parti prendre pour rencontrer les Naskapis, que le
R.P. Babel a trouvés, une fois sur leurs terres, et qu'ensuite il n'a
plus retrouvés deux ans de suite, je pris les informations nécessaires
pour le succès de cette mission. L'on croit absolument inutile de songer
à former une mission à Sandy Lake ; et une bonne raison de penser que
c'est la vérité, c'est que la Compagnie a abandonné Winnekapau et
Peterskapau, parqu'il était trop difficile d'approvisionner ces postes.
Elle a ramené les sauvages à la [p.35] baie des Esquimaux, où la pêche et la chasse sont plus abondantes.
De
Mingan, je me suis rendu à St. Augustin en berge avec les sauvages. Le
trajet peut être de 100 lieues. J'ai pu voir tous les sauvages qui
étaient restés sur la côte. En passant à Natashkouan, j'ai fait faire la
mission à un certain nombre de Montagnais, dans la chapelle des
Acadiens, que M. Arpin [1] mit avec bonté à notre disposition.
Pendant
mon séjour à St. Augustin, les protestants de l'endroit attendaient la
visite de leur bishop. J'ai remarqué avec bonheur que cette visite ne
préoccupait pas beaucoup nos sauvages. J'ai fait ma mission dans un
pauvre appentis, manquant de tout et dévoré par les mouches et par
d'autres petites bêtes non moins malfaisantes ! Le ministre y a une
magnifique résidence, qui a été bâtie aux frais d'une société de
propagande de Montréal. Il y a un ministre à la Tabatière et un autre à
Forteau. Ils ont, dans chacun de ces endroits, une résidence et un
temple. La population de la côte a pris de l'accroissement depuis quelques années, surtout dans la partie ouest, c'est-à-dire en gagnant Natashkouan et la Pointe aux Esquimaux. Toute cette partie est catholique, sauf 10 ou 12 familles. Plus bas que Kékaska, les protestants sont un peu plus nombreux ; leur nombre n'égale cependant pas celui des catholiques. Ces derniers, à dire vrai, ne savent guère ce qu'ils sont, tant est grande leur ignorance. La plupart ont été élevés sur la côte, par des parents que la pauvreté avait forcés de quitter leurs paroisses, afin de demander un moyen de subsistance à la pêche ou à la chasse. Ils sont disséminés sur une étendue d'environ 100 lieues. Il n'y a point de chapelles, le missionnaire est obligé de les visiter à domicile. Il y a bien 5 ou 6 postes de pêche où se réunissent un grand nombre de personnes, mais elles n'appartiennent [p.36] point à la côte : ce sont des gens qui viennent des paroisses au-dessous de Québec, d'Halifax ou de la Nouvelle-Ecosse ; on y rencontre aussi quelques français qui viennent de Miquelon ou de France ; mais tous ces gens sont comme des oiseaux de passage ; une fois leur charge faite, ils partent pour ne revenir que l'été suivant.
Jamais la côte
ne m'a paru plus pauvre, plus dénuée. On n'y trouve pas un seul pouce de
terre végétable ; ce ne sont que des rochers à peine couverts de
quelques mousses blanches, des ilots sans nombre, où les Goëlands, les
Guilmots, les Poffins, etc., viennent déposer leurs oeufs ; pas un seul
arbre, une seule plante pour récréer la vue. Si l'on met pied à terre,
on est dévoré par les moustiques et les maringouins. Ces derniers ne
laissent de repos ni le jour ni la nuit ; le seul moyen de s'en défendre
un peu, c'est la fumée ; mais elle devient bientôt aussi insupportable
que les piqures.-Cependant, à Nataskouan et à la Pointe aux Esquimaux,
on peut récolter des patates ; il y a du foin de grève, et le bois se
trouve à proximité. Mais la stabilité de ces postes dépend de la pêche à
la morue et de la chasse au loup marin. Aussi les habitants
s'effraient-ils déjà, dans la crainte que les gens de Terre-neuve [sic]
ne viennent avec leurs vapeurs détruire cette chasse précieuse.
Je
ne dis rien de Moisie qui ne doit pas sa richesse à la fertilité du sol
; hors le sable-minérai, ce ne sont que montagnes et rochers. La pêche
du saumon et de la morue est monopolisée par deux ou trois particuliers.
Le prêtre missionnaire y a bien du mérite, à mes yeux ; il vit de
privations et de sacrifices. Éloigné de 35 lieux [sic] de son confrère
voisin, ils éprouvent les plus grandes difficultés pour communiquer
entre eux. Dans ce pays, il n'y a pas un chemin praticable ni l'hiver ni
l'été ; les seules voies sont le canot, les berges, les raquettes, [p.37]
ou la traine aux chiens, avec la perspective, chaque jour, de coucher à
la belle étoile, de prendre des bains forcés, de se briser les pieds,
s'il n'arrive rien autre chose de pire.
De St. Augustin, je suis
parti avec le vapeur de la compagnie qui alla me déposer à Rigolet,
poste située à 20 lieux dans la baie des Esquimaux. Pendant ce trajet de
deux jours et 2 nuits, nous avons toujours navigué à travers des iles,
un vrai labyrinthe, et des montagnes de glaces flottantes. Tout était
nouveau pour moi ; mes yeux n'étaient pas assez grands pour contempler
non pas ces beautés, mais ces changements de scènes. Les seuls habitants
de ces lieux solitaires sont quelques animaux aquatiques : à peine si
on distingue par-ci par-là, quelques arbustes ou quelques taches de
verdures qui apparaissent dans les sinuosités des rochers. Autour de
notre bâtiment les baleines venaient jouer et nous faire force
gentillesses.
Et au milieu de ces affreux déserts, il y a de distance en distances des habitants, que l'on nomme planteurs
: ils sont fixés sur cette côte affreuse pour s'occuper de chasse et de
pêche. C'est là que viennent s'approvisionner tous les grands
commerçants de poisson. Il y a plusieurs de ces établissements dans la
baie des Esquimaux. Cette baie est immensément profonde et très-large à
l'entrée ; elle va se rétrécissant jusqu'à Rigolet : ensuite elle
s'élargit de nouveau et forme une petite mer intérieure, jusqu'à
l'endroit où elle reçoit la décharge de la grande rivière Naskapis. A
Rigolet, j'ai trouvé quelques familles Esquimaudes : elles ne montent
jamais plus avant dans la baie, car elles ne sympathisent pas avec nos
montagnais, lesquels viennent traiter , au petit fort qui se trouve au
fond de la baie ; les Naskapis y viennent également. En voyant ces
pauvres esquimaux j'ai senti en moi le plus vif désir d'aller les voir
chez eux. C'est-à-dire [p.38] à Hungava, Nackvak,
Lampson, à l'extrémité nord du Labrador. J'espère, mon Rév. Père, que
l'année prochaine, vous me renverrez dans ce pays, avec un bon
compagnon, et que vous me permettrez de tenter un voyage chez les
Esquimaux. Il y aura moyen, je crois, de faire un essai ; et, d'après ce
que je puis voir, j'aurai comme missionnaire, bonne chance de gagner
quelques âmes au bon Dieu. J'ai rencontré ici plusieurs vieilles
connaissances, qui me prêteront volontiers tout leur concours pour me
faciliter un voyage par terre, jusqu'à Hungava. A ma grande
satisfaction, j'ai retrouvé ici des amis de Betsiamits : Mr. Mathieu
Fortescue, en charge du poste de Rigolet, et Mr. Cummins, qui m'ont
accablé de politesse. Je puis compter sur eux ; aussi je fais déjà mes
plans pour l'année prochaine. De rigolet au fort des Naskapis, il doit y
avoir de 20 à 30 lieues. Je fis ce trajet en canot conduit par deux
sauvages ; mais nous voyageâmes en compagnie d'une berge montée par un
esquimaux, un écossais, un irlandais et un canadien. Le vent nous fut
toujours favorable ; nous eûmes à souffrir que de la pluie et des
maringouins. Je ne vous dirai rien du pays, car je ne sais comment m'y
prendre pour ne pas en médire. Depuis l'entrée de la baie, jusqu'à
environ trente lieues dans l'intérieur, de chaque côté, ce ne sont que
des rochers abruptes ; deux chaînes de montagnes qui ressemblent pas mal
à celles du Saguenay, vont se perdre vers l'ouest. Ce n'est qu'en
approchant du fond de la baie, environ 15 lieues avant d'arriver, que la
verdure se décide à descendre sur les bords de l'eau. Plus on avance,
et plus la scène change ; ici nous nous trouvons dans un lieu enchanteur
: tout y est beau et magnifique ; des caps, des montagnes désertes nous
apparaissent dans le lointain ; leurs cimes se perdent dans le bleu du
ciel, et elles sont aussi jolies de loin, qu'elles étaient affreuses et
repoussantes de près.
[p.39] La veille de notre
arrivée, nous fûmes assaillis par une tempête affreuse. Nous fûmes
obligés de chercher un abris sur une île. La mer était furieuse.Le
lendemain la berge put se mettre en route, tandis qu'avec mes sauvages
je fus obligé d'attendre que le vent fut modéré. Nous n'étions qu'à deux
lieux du poste. Mr. Connolly, le bourgeois en charge, eut la bonté
d'envoyer deux hommes à notre rencontre. Je reçus chez lui la plus
cordiale hospitalité. Je voyais ce bon monsieur pour la première fois ;
mais quel homme aimable et prévenant ! D'ailleurs ce n'est pas un
étranger pour nous. Peut être, dans vos voyages avez-vous rencontré
quelques uns de ses parents ; il a une soeur à la Rivière-Rouge, chez
les Soeurs de la Charité. Lui-même, après avoir fait ses études au
Collège de Montréal, est entré tout jeune au service de la Compagnie. Il
a passé la plus grande partie de sa vie dans les pays sauvages ; mais
il a trouvé le moyen de perfectionner ses connaissances ; il a étudié la
botanique, la minéralogie, l'histoire naturelle, et, à toutes ces
connaissances, il joint l'amabilité la plus grande.
Le poste de la
rivière des Naskapis est dans un site magnifique, et le Vapeur de la
Compagnie mouille juste devant le fort. C'est un poste central ; il est à
48 lieues dans les terres, car la baie s'avance jusqu'à 50 lieues en
gagnant le nord-ouest, de manière que nous défaisons notre chemin pour
regagner St. Augustin, qui se trouve n'être séparé de la baie des
Esquimaux que par une langue de terre de 60 à 70 lieues.
J'ai
trouvé en cet endroit des Montagnais et des Naskapis ; malheureusement
ils n'étaient pas au complet. Je crois néanmoins cette place centrale
pour les y attirer chaque année en grand nombre. L'on s'y rendrait de
Sandy Lake, de Peterskapau, et de Winnekapau. A mes yeux il ne s'agit
que de les encourager et de régulariser la mission.
[p.40]
Sur la demande que je lui en fis, M. Connolly, me promit de faire
construire une chapelle cet hiver. Je suis donc assuré de trouver ici
tout le concours désirable pour la mission ; la Compagnie a tout intérêt
à me prêter son appui, et j'espère qu'il ne nous fera pas défaut. M.
Connolly m'engage fortement à faire le voyage de Hungava, soit dans
l'intérêt des âmes, soit dans l'intérêt de la Compagnie. Je serais donc
le plus heureux des hommes, si vous vouliez me charger de cette
expédition ; je ne crains ni la fatigue, ni les privations ; je compte
sur le bon Dieu, qui n'abandonne jamais ses missionnaires.
Me recommandant à vos ferventes prières, je demeure, mon Rév. Père, etc.,
CHS. ARNAUD, O.M.I.
[1] REVD. LOUIS ARPIN. Né à St-Simon, diocèse de Saint-Hyacinthe, fils de Louis Arpin et de Thérèse Leroux ; ordonné à Rimouski, le 8 octobre 1868 ; vicaire à Carleton ; 1869, missionnaire du Nataskouan ; 1871, curé de Saint-Norbert du Cap-Chat ; 1872, curé de Saint-Martin de la Rivière-au-Renard ; 1875. curé de Saint-Moïse, avec la desserte de Saint-Edmond du Lac-au-Saumon.
Tiré de l'Album photo-biographique du clergé de Rimouski, p.10.