Abbé Victor-Alphonse Huard - Labrador et Anticosti

HUARD, Victor-Alphonse. Labrador et Anticosti, Montréal, Beauchemin et fils, 1897, 512 p.

[p.426] Oui, je ne vois rien de plus urgent, dans ce qui est du ressort du gourvernement de Québec, que l'exécution [p.427] d'une bonne route qui suivrait toute la côte et mettrait tous ces hameaux isolés en communication facile les uns avec les autres.

Se doute-t-on seulement, dans la Province, qu'il y a une lisière d'endroits habités, longue de quatre à cinq cents milles, où l'on ne peut voyager par terre, faute de chemins et faute de ponts sur les rivières.

[p.439] KÉGASHKA (1) se trouve à vingt-deux milles en aval de Natashquan. L'estuaire de la rivière qui débouche là dans le golfe est un havre de bonne valeur, où l'on est en sûreté contre les trente-deux vents indiqués sur la rose de compas. Il est vrai que pour être ainsi abrité, il faut d'abord pénétrer dans ce port, et cela ne se fait pas toujours le plus aisément du monde quand on a la taille d'une goélette, et que la brise souffle du nord-ouest. En ce cas, il faut louvoyer dans une passe étroite et se défier de certains récifs qui vous guettent du côté de l'est.Cela 'prend' un capitaine qui a de l'oeil, et du bras, et de la décision.- «Mais! si la Vieille manque son coup de virer, nous sommes mort sur le rocher!» disait au capt. Blais, un loup de mer dont je parlerai plus tard, certain missionnaire qui voyageait sur le Stadacona, dite la 'Vieille', bâtiment de 130 tonneaux.- «N'ayez pas peur, Monsieur, répondit le brave [p.440] homme, je connais la Vieille ! Elle virera bien quand je le lui dirai!» Elle avait pourtant toutes ses voiles hautes par la tempête de vent qu'il faisait et dans ce passage étroit et dangereux. Cela n'empêcha pas qu'au moment où il le fallut elle vira prestement et gracieusement comme un petit yacht de plaisance. La fière goélette!

C'est à Kégashka que se fixa le premier groupe d'Acadiens qui émigra des îles de la Madeleine. Il est vrai qu'à la même époque (1854 ou 1855) deux familles (Petit-Pas et Bourgeois) se dirigèrent vers le Blanc-Sablon; mais elles n'y restèrent pas longtemps, et vinrent bientôt (1860) rejoindre leurs compatriotes qui s'étaient établis à la Pointe-aux-Esquimaux.

Donc, en 1854, les familles Boudreau, Harvey et Giasson arrivaient à Kégashka. Un an ou deux après, les Poirier, Gallant et Bourgeois viennent les rejoindre. Enfin, vers 1861 ou 1862, les familles Bourque et DeRaps arrivent à leur tour. Ces immigrants venaient tous de l'Étang-du-Nord.

Même dans ses plus beaux jours, la population de Kégashka n'atteignit jamais le chiffre de vingt familles. Ainsi que je l'ai noté ailleurs, tout ce monde commença à abandonner le poste en 1871 et 1872, et s'en alla se fixer à Betchewun (15 milles à l'est de la Pointe-aux-Esquimaux). Les Acadiens furent remplacés à Kégashka par des familles de la côte sud de Terre-Neuve, qui achetèrent leurs établissements. Quatre ou cinq ans plus tard ces Terre-Neuviens quittèrent à leur tour cette localité.

Aujourd'hui, le poste de Kégashka est de nouveau habité. Six familles de langue anglaise, dont une seule est catholique, y sont établies.

Telle est l'histoire véridique de Kégashka! Telles sont les vicissitudes des colonies du Labrador! Tandis que, sous d'autres cieux, il faut des décades de siècles pour que les peuples succèdent aux peuples, ici quelques dizaines d'années suffisent à des transformations si étonnantes... Il n'y a que dans notre nouveau monde que les choses vont si vite.

(1) On prononce et on écrit ordinairement Kékaska. Mais, en général, je préfère suivre dans cet ouvrage l'orthographe adotpée pour les cartes de l'Amirauté.