[p.426] Oui, je ne vois rien de plus urgent, dans ce qui est du ressort du gourvernement de Québec, que l'exécution [p.427]
d'une bonne route qui suivrait toute la côte et mettrait tous ces
hameaux isolés en communication facile les uns avec les autres.
Se doute-t-on seulement, dans la Province, qu'il y a une lisière
d'endroits habités, longue de quatre à cinq cents milles, où l'on ne
peut voyager par terre, faute de chemins et faute de ponts sur les
rivières.
[p.439] KÉGASHKA (1) se trouve à vingt-deux milles en
aval de Natashquan. L'estuaire de la rivière qui débouche là dans le
golfe est un havre de bonne valeur, où l'on est en sûreté contre les
trente-deux vents indiqués sur la rose de compas. Il est vrai
que pour être ainsi abrité, il faut d'abord pénétrer dans ce port, et
cela ne se fait pas toujours le plus aisément du monde quand on a la
taille d'une goélette, et que la brise souffle du nord-ouest. En ce cas,
il faut louvoyer dans une passe étroite et se défier de certains récifs
qui vous guettent du côté de l'est.Cela 'prend' un capitaine qui a de
l'oeil, et du bras, et de la décision.- «Mais! si la Vieille
manque son coup de virer, nous sommes mort sur le rocher!» disait au
capt. Blais, un loup de mer dont je parlerai plus tard, certain
missionnaire qui voyageait sur le Stadacona, dite la 'Vieille', bâtiment de 130 tonneaux.- «N'ayez pas peur, Monsieur, répondit le brave [p.440] homme, je connais la Vieille !
Elle virera bien quand je le lui dirai!» Elle avait pourtant toutes ses
voiles hautes par la tempête de vent qu'il faisait et dans ce passage
étroit et dangereux. Cela n'empêcha pas qu'au moment où il le fallut
elle vira prestement et gracieusement comme un petit yacht de plaisance.
La fière goélette!
C'est à Kégashka que se fixa le premier groupe d'Acadiens qui émigra
des îles de la Madeleine. Il est vrai qu'à la même époque (1854 ou 1855)
deux familles (Petit-Pas et Bourgeois) se dirigèrent vers le
Blanc-Sablon; mais elles n'y restèrent pas longtemps, et vinrent bientôt
(1860) rejoindre leurs compatriotes qui s'étaient établis à la
Pointe-aux-Esquimaux.
Donc, en 1854, les familles Boudreau, Harvey et Giasson arrivaient à
Kégashka. Un an ou deux après, les Poirier, Gallant et Bourgeois
viennent les rejoindre. Enfin, vers 1861 ou 1862, les familles Bourque
et DeRaps arrivent à leur tour. Ces immigrants venaient tous de
l'Étang-du-Nord.
Même dans ses plus beaux jours, la population de Kégashka n'atteignit
jamais le chiffre de vingt familles. Ainsi que je l'ai noté ailleurs,
tout ce monde commença à abandonner le poste en 1871 et 1872, et s'en
alla se fixer à Betchewun (15 milles à l'est de la
Pointe-aux-Esquimaux). Les Acadiens furent remplacés à Kégashka par des
familles de la côte sud de Terre-Neuve, qui achetèrent leurs
établissements. Quatre ou cinq ans plus tard ces Terre-Neuviens
quittèrent à leur tour cette localité.
Aujourd'hui, le poste de Kégashka est de nouveau habité. Six familles
de langue anglaise, dont une seule est catholique, y sont établies.
Telle est l'histoire véridique de Kégashka! Telles sont les
vicissitudes des colonies du Labrador! Tandis que, sous d'autres cieux,
il faut des décades de siècles pour que les peuples succèdent aux
peuples, ici quelques dizaines d'années suffisent à des transformations
si étonnantes... Il n'y a que dans notre nouveau monde que les choses
vont si vite.
(1) On prononce et on écrit ordinairement Kékaska. Mais, en général, je préfère suivre dans cet ouvrage l'orthographe adotpée pour les cartes de l'Amirauté.