1866 - Rapport sur les missions du Diocèse de Québec - Volume 17



Collectif. Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions qui en ont ci-devant fait partie, vol. 17, Québec, Ateliers Léger Brousseau, avril 1866, 180 p. Disponible en ligne : http://books.google.ca/books?id=T1pNAAAAYAAJ&source=gbs_book_other_versions, consulté le 31 octobre 2012.

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MISSION DU LABRADOR.

Lettre de M. Perron [1], Missionnaire de Nataskouan,
à Mgr. l'Administrateur. (*) 

Isle-aux-Coudres, le 10 juillet 1865.

Monseigneur,

Il y a maintenant deux mois que je suis de retour du Labrador. J'ai différé jusqu'à ce jour de faire à Votre Grandeur mon rapport sur cette mission, car la longue maladie que j'ai éprouvée, chez mon voisin, le Révérend Monsieur A. Pelletier, missionnaire de la Pointe-aux-Esquimaux, m'en a empêché. Maintenant que ma santé commence à se rétablir, je puis chaque jour consacrer quelque temps à ce travail et donner à Votre Grandeur, quelques détails sur cette mission.

(*) M. Perron, à cause du mauvais état de sa santé a été obligé de quitter sa mission, le printemps dernier, et a été remplacé par M. Auger.

[p.79] Je partis de Québec, l'année dernière, le dimanche 21 août, jour de la solennité de l'Assomption de la Ste. Vierge, sur la goëlette Caroline de Québec, qui allait au Cap-Charles, au delà du détroit de Belle-Isle. Il y avait à peine deux jours que nous avions laissé la ville qu'un incident vint jeter l'effroi parmi l'équipage. Mouillés au Cap Maillard, du côté nord du fleuve, le mardi soir, par un calme parfait, nous nous trouvâmes, le lendemain matin, vers quatre heures, transportés dans le gouffre de la Baie St. Paul, sans que nous nous en fûssions aperçus ; une brume épaisse nous enveloppait de toutes parts et empêchait l'équipage de s'apercevoir que nous dérivions, depuis le commencement du reflux.

Nous fûmes éveillés par le bruit de l'ancre et de la chaîne qui traînaient sur un fond de cailloux. Aussitôt tout l'équipage est sur pied, et travaille de toutes ses forces pour échapper au naufrage qui nous menace. Notre bâtiment tournait en tout sens dans ce gouffre, tantôt nous sommes emmenés au large, tantôt à terre, et à chaque instant, nous nous attendions à être jetés sur les rochers qui bordent le rivage et que nous effleurions en passant. L'eau se creuse autour de nous en forme d'entonnoir et engloutit tout ce qui surnage à sa surface. L'équipage se trouble, court, va et vient sur le pont, file les chaînes sans trop se rendre compte de ses mouvements. Enfin après avoir tournoyé ainsi pendant quelque temps, nous échappâmes heureusement au courant sans accident, nous en fûmes quitte pour la peur.

Ce petit contretemps était dû au jouail de notre ancre qui s'était cassé le soir précédent, lorsque nous le jetâmes au fond de l'eau ; c'est ce [p.80] qui explique la raison pour laquelle nous n'avions pas eu connaissance de notre départ, au commencement du reflux de la mer.

Echappés au danger nous entrâmes dans la Baie St. Paul, où nous fûmes retenus quatre jours par le vent contraire. Le dimanche, 25 août, jour de la fête du Saint Coeur de Marie, après avoir chanté la messe sur l'invitation de M. le Curé, je regagnai la goëlette et nous levâmes l'ancre.

En ce moment, je ne pus me défendre d'éprouver un sentiment pénible, et à mesure que je m'éloignais je sentais mon coeur se serrer. J'étais en face de l'Isle-aux-Coudres, ma paroisse natale que je laissais pour trois ans ; je venais de dire adieu à des parents âgés et à un grand nombre d'amis que je ne devais peut être plus revoir, au moins pour plusieurs, que dans l'éternité ; ces réflexions m'occupèrent pendant plusieurs heures ; mais la nuit approchait et bientôt elle vint me dérober la vue de mon île, ce qui me soulagea.

Le lendemain, peu après le lever du soleil, le vent  du sud-ouest s'éleva et accélera notre course ; en quatre jours nous nous rendîmes à la Pointe-aux-Esquimaux où nous passâmes la nuit. Le 2 septembre, nous ne pûmes gagner Nataskouan à cause du calme ; ce ne fut que la nuit suivante que nous passâmes devant ce poste ; le vent était au nord et il fut impossible de m'y débarquer. Je ne pus prendre terre qu'à la rivière Kekaska, à neuf heures du matin, je me trouvais à dix lieues plus bas que Nataskouan.

On me laissa sur un rocher avec mes effets, heureusement qu'il se trouvait près de cet endroit, une maison habitée par un canadien de [p.81] St. Roch de Québec, du nom de Pierre Morisset. Cette famille me donna généreusement l'hospitalité ; et le mari me témoigna une grande satisfaction d'être le premier à loger le nouveau missionnaire. Je demeurai dans cette famille jusqu'au lendemain qui était le dimanche. Je regrettais beaucoup de ne pouvoir dire la messe ce jour là ; mais je n'avais aucun moyen de le faire.

Les habitants de la Baie Kekaska, située à une lieue et demie plus bas, ayant appris mon arrivée, s'empressèrent d'envoyer une berge montée de quatre hommes robustes, pour me conduire chez eux. Quoique mon but fut de me rendre au plus vite à Nataskouan, ne pouvant espérer de m'y rendre ce jour là à cause du vent contraire, je ne pus résister à leurs instances et je m'embarquai avec eux. A mon arrivée, ceux qui étaient demeurés à terre, tirèrent plusieurs déchargent de fusil et vinrent me recevoir au débarquement. Tous ces braves gens sont des Acadiens, à l'exception d'un seul qui est Canadien et dont la femme est Acadienne ; ils sont au nombre de neuf familles. Je visitai chacune d'elles et je fus reçu avec des marques de la joie la plus sincère. Je vins ensuite prendre mon logement chez un brave Acadien du nom de Jean Boudreault où se retire d'ordinaire le missionnaire et où se fait la mission. Le lendemain matin, 5 septembre, je me rendis par eau à la rivière Kekaska, et là je pris une nouvelle embarcation, pour me rendre à Nataskouan, où j'arrivai à quatre heures de l'après-midi. En mettant pied à terre, je me rendis aussitôt à la chapelle pour remercier Dieu de m'avoir préservé de tout accident, pendant mon voyage.

[p.82] Le zélé missionnaire que je venais remplacer n'était pas encore parti pour retourner à Québec [le Père F.M. Fournier]; je fus très-heureux de le rencontrer à Nataskouan ; il me donna beaucoup de renseignements sur la mission qui m'ont été dans la suite fort utiles. Les cinq jours qu'il passa encore avec moi s'écoulèrent rapidement ; ils me parurent comme des heures. Il me fit visiter tous les ouvrages qu'il avait fait exécuter depuis son arrivée dans cette maison ; la chapelle qu'il avait fait terminer et fourni de tout ce qu'il faut pour la décence du culte divin, au moyen des dons que lui offrirent à son départ de Québec, les fidèles du faubourg St. Jean et plusieurs autres de la ville ; la sacristie et le presbytère dont il avait lui même conduit les travaux, pendant les courts loisirs que lui laissaient ses nombreux voyages. Partout je trouvais que l'ordre et le bon goût avaient présidé à tout, et qu'il ne restait plus aux successeurs que d'entretenir les choses dans l'état où je les avais trouvées.

Le lendemain de mon arrivée, M. Fournier m'invita à chanter une grand'messe. Je fus alors singulièrement surpris et surtout très-impressionné, lorsque de jeunes chantres de 12 à 15 ans formés par les soins de ce courageux missionnaire, entonnèrent la messe et la chantèrent avec un aplomb merveilleux. Plusieurs fois pendant le saint sacrifice, j'eus de la peine à retenir mes larmes ; les chants de l'église déjà si beaux par eux-mêmes m'impressionnaient davantage exécutés par ces voix enfantines. Il me semble que c'est ainsi que les anges chantent au ciel les louanges de Dieu. Leur âge encore si peu avancé, me rappelait ces paroles de l'écriture : ''c'est de la bouche des petits enfants et [p.83] de ceux qui sont encore à la mamelle d'où l'on tire les plus pures louanges de Dieu.''

Mais le moment approchait de me séparer de M. Fournier ; quatre jours plus tard, 10 septembre, il s'embarquait dans une goëlette qui laissait Nataskouan pour Québec.J'allai le conduire jusqu'au havre, accompagné d'un bon nmobre de personnes de l'endroit qui voulaient lui donner cette dernière marque de respect ; et là il fallut lui dire adieu. Ce fut sans doute une pénible séparation, dont je ne ressentis pas encore toute l'amertume ; mais, le lundi suivant, je connus plus vivement la douleur de cette séparation, quand je vins penser que j'étais celui d'entre tous les missionnaires du diocèse qui se trouvait le plus éloigné de son évêque, dans une mission d'environ 115 lieues d'étendue, et ayant 30 lieues à franchir pour rencontrer un confrère. Ces réflexions me firent trouver la journée bien longue ; mais, quelques jours après, les occupations de mon ministère me firent oublier peu à peu l'ennui de la solitude, et je n'y pensai plus depuis.

Après avoir demeuré à Nataskouan, pendant 17 jours, je partis pour faire la mission d'en haut, et j'employai 9 jours à la parcourir, retardé par les vents contraires. Je me rendis ensuite à la Pointe-aux-Esquimaux, sur l'invitation que m'en avait faite M. Pelletier d'aller prêcher la neuvaine de St. François Xavier. Pour le moment, Monseigneur, je me trouvais à ma grande surprise, le grand prédicateur du jour ; c'était une chose que je n'avais jamais encore soupçonnée.

A mon retour à Nataskouan, j'annonçai l'indulgence de la Toussaint. Tout le monde s'empressa [p.84] de s'y préparer avec soin, et le jour de cette fête ainsi que le suivant je vis avec bonheur que tous à peu près s'approchèrent des sacrements avec une grande foi et une grande piété.

Je me rendis aussitôt après à Kekaska pour y donner une mission. Je consacrai plusieurs jours à instruire et à préparer ces braves gens à s'approcher des sacrements. Le résultat de cette mission fut aussi consolant que l'avait été la fête de la Toussaint à Nataskouan.

De retour de ce voyage, je pris un mois de repos, et le 17 décembre, je commençai les exercices de la neuvaine de St. François Xavier qui se termina le jour de Noël. J'aime à croire que le bon Dieu aura été aussi satisfait que moi du soin et de la piété que ces bons chrétiens ont apportés à faire cette neuvaine. J'espère aussi qu'il leur a tenu compte du sacrifice qu'ils ont fait en cette circonstance, en renonçant pour toujours à l'usage des boissons ennivrantes [sic].

Je demeurai avec eux jusqu'au 9 janvier, et je partis de nouveau pour aller faire à pied la mission des postes situés au haut de Nataskouan. Nous étions convenus, l'automne dernier, M. Pelletier et moi, de partir le même jour, de nos missions respectives, afin de nous rencontrer chez un nommé Joseph Tanguay qui est à mi-chemin entre la Pointe-aux-Esquimaux et Nataskouan. Ce fut le 14 janvier au soir que nous nous rencontrâmes. Il est plus facile, Monseigneur, de deviner que de peindre les émotions que nous éprouvâmes de nous revoir après trois mois de séparation, dans un lieu où jamais missionnaires de s'étaient encore réunis à cette saison de l'année. Nous fîmes ensemble la mission dans ce poste et, le mardi, nous nous [p.85] séparâmes, séparation d'autant plus pénible qu'il fallait laisser aux circonstances l'occasion de nous réunir. J'arrivai à Nataskouan le samedi, 21 janvier, treize jours après mon départ.

Il était temps de prendre le chemin de la grande mission, c'est-à-dire, des postes situés plus bas que Nataskouan. Après quelques jours de repos, je partis, le dimanche 29 janvier, après la messe. Deux jeunes gens de l'endroit eurent la complaisance de nous conduire à Kekaska avec la voiture usitée sur la côte de Labrador, qui consiste en une traîne conduite par des chiens. Les chiens n'étaient point accoutumés au voyage, et ils ne purent me traîner avec mes effets ; il me fallut donc prendre la raquette et faire à pied plus de la moitié du chemin qui était de sept lieues ; il était huit heures du soir lorsque nous arrivâmes au premier poste, onze heures après notre départ de Nataskouan.

Je donnai la mission le lendemain aux deux familles qui habitent cet endroit, et, le mardi, je me rendis à Kekaska. Je fus arrêté là plusieurs jours, à cause des mauvais chemins et je profitai de ce retard pour prolonger la mission et instruire ces braves gens si bien disposés. J'aime à vous faire remarquer, Monseigneur, que c'est dans cette mission où l'on goûte le plus de consolation ; tous sont pour ainsi dire bons chrétiens et très-fidèles à remplir leurs devoirs religieux.

Aussitôt qu'il me fut possible de continuer mon voyage, deux des plus anciens me conduisirent à la rivière Maskouaro. J'y passai trois jours, pendant lesquels je donnai la mission attendant toujours un homme de l'endroit qui s'était engagé à me descendre jusqu'au lieu appelé La Romaine, mais il ne vint pas. Ne pouvant plus attendre, [p.86] je me mis en route avec trois chiens conduits par un jeune homme de la place. En peu de temps ces chiens furent épuisés, et je me vis forcé de faire encore à pied presque tout le chemin qui était de neuf lieues. Ce fut le dernier trajet que je fis à la raquette, car rendu à La Romaine, je trouvai de bons chiens, pour me conduire où je voulus aller.

Il me restait encore cinquante lieues à parcourir pour me rendre au poste de la Tabatière, terme de mon voyage d'hiver. Je fis, en descendant, les missions dans les postes où je me trouvais à coucher, laissant les autres pour y faire la mission en remontant.

J'arrivai heureusement aussitôt, à une demi-lieue de la Tabatière, pour administrer une métis dangereusement malade. Depuis longtemps, elle était minée par une maladie des poumons ; elle ne demandait à Dieu qu'une grâce, celle de voir ses jours se prolonger jusqu'à l'arrivée du missionnaire. Aussi quel contentement elle montra à mon arrivée ! comme elle en témoignait à Dieu sa reconnaissance ! Je lui donnai les derniers sacrements qu'elle reçut avec de grands sentiments de foi et de piété ; je la laissai remplie de confiance en Dieu et d'espérance dans sa miséricorde, et j'allai ouvrir la mission de la Tabatière.

Ce poste est habité par cinq familles ; c'est un des plus populeux après Nataskouan et Kekaska ; il possède une jolie chapelle bâtie par les soins des RR. Pères Oblats.

J'arrivai au moment où un grand désordre devait avoir lieu, une râfle était pour se faire et fournir aux jeunes gens de St. Augustin et de Mécatina, l'occasion de se réunir pour faire un bal. Déjà les invitations étaient faites, et l'on [p.87] commençait à se rendre sur les lieux ; on avait de la boisson ; tout était prêt et bien organisé pour la circonstance. Mon arrivée jeta l'alarme parmi les amateurs et l'on dit partout. ''La râfle est manquée.'' Elle n'eut pas lieu en effet ; les parents s'empressèrent de défendre à leurs enfants d'y aller, et ceux-ci obéirent. Tous les bons chrétiens firent leur mission avec beaucoup de soin ; mais une partie d'entre eux que l'on ne peut pas qualifier ainsi se montrèrent rebelles et pas un de ceux qui la composait ne parut à la mission. J'eus même la douleur de voir deux camps s'établir dans cette localité, dont un à côté de la chapelle où se donnait la mission. Chez un protestant se donnait un bal ; les catholiques vinrent même essayer à entraîner à ce bal les pieux fidèles qui étaient rendus pour entendre une instruction ; mais heureusement ce fut sans succès.

Je laissai ce poste, en remerciant Dieu des grâces qu'il avait accordées à ceux qui s'étaient montrés fidèles aux devoirs de leur sainte religion, mais le coeur navré de douleur, en laissant ceux qui s'étaient montrés rebelles à la voix de Dieu, sans leur avoir fourni les secours de mon ministère.

Je rentrai en passant chez la malade administrée trois jours auparavant, elle était à l'extrémité ; je lui donnai encore quelques consolations religieuses et ayant récité les prières des agonisants, je la laissai ; quelque temps après elle était devant Dieu.

Il me restait encore sept missions à faire en remontant à Nataskouan ; celle du petit Mécatina me retint pendant trois jours. Je parvins à réunir quatre familles assez voisines en cet [p.88] endroit ; mais cette réunion ne fut pas facile à opérer ; deux de ces familles étaient en difficulté et ne voulaient plus se fréquenter. On ne voulait pas même venir à la mission, car il fallait aller chez son ennemi et on avait juré de ne jamais y mettre les pieds. Je les menaçai de les priver de la mission, tant que je serais au milieu d'eux, s'ils ne se réunissaient pas, et s'ils ne mettaient fin à leur querelle. Cette menace eut son effet, et la réunion se fit. Je mis tout en oeuvre pour qu'elle fut durable ; je leur fis comprendre quelles étaient les causes qui entretenaient leur haîne ; ils me promirent de les faire disparaître, et de ne plus parler de cette malheureuse affaire. La mission eut le plus heureux résultat, et l'on vit même couler des larmes des yeux de ceux qui s'étaient montrés les plus haîneux et plus opposés à la réunion des deux familles. Au moment  de mon départ, tous ceux qui avaient été divisés se réunirent encore en ma présence, se serrèrent la main, et promirent de ne pas se souvenir du passé. Je les laissai en demandant au Seigneur de les bénir et de les fortifier dans leur bonne résolution : plaise à Dieu, qu'il y aient [sic] tenu !

Les autres missions qui me restaient à faire ne m'occupèrent que peu de temps. De retour à Kekaska, tout le monde se confessa de nouveau et j'eus la satisfaction de voir encore quarante et une personnes s'approcher de la sainte communion. En les laissant, il me témoignèrent beaucoup de satisfaction des trois missions qu'ils avaient eues depuis mon arrivée, espérant encore en avoir une dans le mois de juin prochain, c'était bien aussi mon plus ardent désir de revenir au plustôt [sic] parmi ces bonnes gens ; mais sur la terre, l'homme propose et Dieu dispose ; je ne [p.89] soupçonnais point que ce fût la dernière mission que je venais de leur donner et je ne dusse les revoir. Je me rendis à Nataskouan le 11 mars, un mois et demi après mon départ.

Il me reste, Monseigneur, à faire quelques remarques  sur l'étendue de la côte que j'ai parcourue. Partout, à part quelques rares exceptions, j'ai remarqué beaucoup de soin et d'empressement à se rendre aux mission. Chez le très-grand nombre, on trouve une grande foi et une grande piété ; les missions se font bien ; on est même édifié. Rien ne leur fait autant de plaisir que l'arrivée du missionnaire ; il [sic] font tout ce qu'ils peuvent pour le bien recevoir ; ils viennent même au-devant de lui, ou vont le reconduire dans le poste voisin. C'est ainsi qu'en descendant à la Tabatière cet hiver, un brave homme d'Itamamiou, du nom de Michel Blois, vint me rencontrer chez son voisin à douze lieues plus haut que chez lui, d'autres me conduisirent dans des postes voisins aussi éloignés, et en remontant, un autre brave homme de la pointe à Dumorier, André Gallebois, me ramena avec ses chiens à Nataskouan, à quarante lieues de chez lui.

Dans toute l'étendue du Labrador Ouest, compris entre la rivière Pachachibou et celle du petit Mécatina, on ne trouve que de bons catholiques ; peu font exception, mais dans le Labrador Est qui embrasse le reste de la mission, depuis le petit Mécatina jusqu'à Blanc-Sablon, ce n'est pas tout-à-fait la même chose ; on y rencontre quelques indifférents, heureusement ce n'est que le petit nombre : Chez les bons chrétiens on rencontre les mêmes qualités, la même bonne volonté que partout ailleurs : Cette indifférence chez plusieurs, vient sans doute de ce que le prêtre n'y passe [p.90] qu'une fois par année et ne peut y demeurer assez longtemps, pour y opérer tout le bien qu'il y aurait à faire. Le grand contact qu'ils ont en été avec des pêcheurs de toutes les nations, y a aussi une grande part. Une autre cause de démoralisation est la boisson que les traiteurs canadiens vont débiter sur la côte, enfin la société habituelle que ces gens font avec les protestants achève d'éloigner de la religion ceux d'entr'eux qui ne sont pas déjà trop fervents chrétiens. Aussi n'obtient-on que bien peu de succès auprès de ces derniers : souvent après s'être donné beaucoup de peine, on termine une mission sans avoir réussi à ramener au bercail ces brebis égarées. Alors il faut partir le coeur navré de douleur, et laisser à la grâce le soin de ramener ces malheureux que l'indifférence , ou le respect humain retient dans la mauvaise voie.

Les Acadiens sont surtout remarquables par leur grand attachement à leur sainte religion. Malgré le contact qu'ils ont habituellement en été, avec une foule de voyageurs sans religion, qui sans cesse se moquent de leur croyance et la tournent en ridicule, ils tiennent toujours ferme et se contentent de plaindre l'impiété de leurs adversaires. Une seule chose m'a inspiré de la crainte pour la foi et les moeurs de leurs enfants. La pêche ne suffisant plus à leur subsistance sur les côtes du Labrador, plusieurs parlent d'aller s'établirent à la Baie-des-Isles, sur Terreneuve, où ils seraient exposés à de grands dangers à cause du grand nombre d'étrangers qu'on y rencontre dans la saison de la pêche. J'ai fait mon possible pour détourner d'aller dans ces endroits, tous ceux qui m'ont parlé de ce projet, mais je ne me flatte pas d'avoir réussi. On leur a dit de si belles [p.91] choses de cette baie, qu'ils la regardent comme une des places les plus avantageuses du golfe St. Laurent. On leur fait croire que la pêche y abonde, que le climat est magnifique, que le sol est fertile, qu'il produit tous les grains que l'on récolte en Canada, et que les fruits mêmes tels que les pommes et les prunes, y viennent en abondance ; tous ces détails t beaucoup d'autres évidemment faux, engagent fortement ces pauvres gens à aller tenter de s'établir en ce pays.

Je ne verrais qu'un moyen de sauver les débris de ce petit peuple si digne de compassion. Pourquoi le gouvernement canadien n'inviterait-il pas ces bons acadiens à venir s'établir sur ses terres encore inoccupées ? Il l'a bien fait pour un bon nombre de leurs compatriotes de l'Isle St. Jean auxquels il a donné des terres dans la Baie-des-Chaleurs, et les sociétés établies dans le pays, pour aider les colons pauvres ne pourraient-elles pas aussi les favoriser ? C'est une excellente population française, qui a notre foi, nos moeurs et nos usages ; elle n'a jamais connu le luxe, et une autre qualité qui la distingue c'est cette grande aptitude qu'elle a pour le travail. Ce serait donc une bonne acquisition pour le pays que d'engager les acadiens du Labrador et des isles de la Madeleine à venir s'établir sur nos terres. Au reste la chose est facile pour eux ; ils ont des goëlettes, ils pourraient eux-mêmes se transporter avec leurs effets, sans que le gouvernement fut obligé de de le faire, à ses frais, comme il l'a fait en faveur de l'Isle St. Jean.

Je leur ai souvent parlé du lac St. Jean, dont les excellentes terres n'attendent que des bras pour les ouvrir ; plusieurs iraient volontiers, mais le plus grand nombre accoutumés à la [p.92] navigation, préféreraient des terres sur le bord du fleuve. Je leur ai alors suggéré la Madeleine, sur la côte du sud ; j'ai visité moi-même cette place, et je crois qu'elle possède tous les avantages qui pourraient leur convenir, c'est-à-dire, un bon poste pour leurs goëlettes, la pêche de la morue, tout l'été, et de bonnes terres pour la culture. Ils pourraient aussi de là continuer la chasse au loup-marin, sur les glaces, au printemps, car leurs goëlettes seraient prêts [sic] à prendre la mer, dès le mois de mars, aussitôt qu'au Nord.

La seule chose qui semble leur répugner en cet endroit, c'est que la Madeleine est une seigneurie dont le propriétaire n'est pas bien connu. Malgré cela, je pense qu'il ne faudrait pas trop d'efforts pour les y amener, si on leur aidait un peu.

Ce que je dis des acadiens par rapport à l'émigration de la côte Nord, je peux le dire aussi des canadiens. Beaucoup s'en reviendraient ici, si l'on pouvait leur offrir quelques avantages : un bon nombre sont très pauvres, et ne peuvent tirer leur subsistance que de la pêche et de la chasse ; ces deux ressources manquant, ces malheureux sont exposés à périr de faim. La chasse n'est maintenant plus rien, et la pêche diminue d'année en année. Les oeufs de gibier qui abondaient autrefois sur les îles, au printemps, et qui offraient une ressource pour les habitants, leur manquent complètement aujourd'hui, depuis que les américains viennent chaque année, avec une douzaine de goëlettes et même plus, enlever ces oeufs. Le gibier, par suite de ce pillage, a en parti disparu de ces parages, ce qui cause un vrai dommage aux habitants, tant blancs que sauvages. Il est fort à regretter que le gouvernement ne [p.93] prenne pas des mesures plus énergiques, pour arrêter ce gaspillage ; car, avant dix ans, le gibier aura complètement disparu de cette côte.

Les américains pour échapper à l'oeil attentif du Commandant Fortin, viennent au Labrador, sous prétexte d'y faire la pêche ; ils laissent sur chaque île quelques hommes de leur équipage, pour enlever les oeufs, et de peur que leur larcin soit découvert, ils enfouissent dans le sable, les quarts d'oeufs qu'ils ont ramassés, ou les descendent au fond de l'eau, jusqu'à ce qu'ils en aient assez pour former une cargaison ; alors ils parcourent de nouveau les îles, pour prendre leur chargement, et s'en retournent chez vendre le fruit de leur rapine. Lorsque les oeufs qui ont échappé à leurs perquisitions ont été couvés et sont éclos, avant que le gibier ne s'envole, ils viennent de nouveau parcourir encore les îles, pour le tuer et enlever sa plume, et en abandonnent la chair par monceaux à la corruption. Voilà la conduite de ces hommes dont les habitants de la côte ont été mille fois les témoins.

J'aime, Monseigneur, à rapporter ces détails, inconnus, je crois, jusqu'ici afin d'attirer l'attention de ceux que ces choses regardent ; peut être peuvent-ils trouver des moyens plus puissants que ceux qui existent maintenant pour empêcher la ruine entière du gibier sur cette côte.

Mais il est temps de clore ce long rapport, Monseigneur, veuillez-me permettre de vous exprimer la douleur que j'éprouve au souvenir de ma chère mission que la divine Providence m'a forcé d'abandonner, mission que j'acceptai avec plaisir lorsque Votre Grandeur voulut bien m'en charger, l'automne dernier, et que j'ai [p.94] parcourue avec bonheur, pendant les quelques mois que j'en ai été chargé.

J'ai l'honneur d'être
avec un profond respect, etc.,

J.O. Perron, Ptre.

[1] PERRON, Joseph-Octave, né le 6 juin 1827 à l'Ile-aux-Coudres, fils de Joseph Perron et de Monique Lapointe ; ordonné à Québec le 19 septembre 1863 ; vicaire à Sainte-Anne des Monts ; 1864, missionnaire de Nataskouan, au Labrador ; 1867, curé de Sainte-Félicité.
Tiré du Répertoire du clergé canadien, p.296.