Collectif.
Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions
qui en ont ci-devant fait partie, vol. 16, Québec, Ateliers
Léger Brousseau, mars 1864, 130 p. Disponible
en ligne : http://books.google.ca/books?id=LFpNAAAAYAAJ&source=gbs_navlinks_s,
consulté le 31 octobre 2012.
p.62
MISSIONS DU LABRADOR
Nataskouan, Avril 1863.
Monseigneur,
Le repos et le calme dont je jouis depuis un mois me fournissent une
occasion favorable de donner à Votre Grandeur des nouvelles de ma
mission. Notre long hiver n'est pas encore fini et ne paraît pas devoir
se terminer avec Avril ; comme l'année dernière, nous aurons encore de [p.63]
la neige et des glaces au mois de Mai et même au mois de Juin. L'été
dernier nos pêcheurs de Blanc-Sablon ont traversé, la veille de la St.
Pierre, de la Longue Pointe à l'Ile Verte, sur des glaces entassées par
le vent et les courants, et qui formaient un pont très solide. Aussi la
végétation est si tardive que l'on ne voit rarement poindre l'herbe
avant la mi-Juin. J'ai vu des fraisiers en fleurs au commencement de
Septembre à Blanc-Sablon. L'hiver du Labrador pour être plus long que
celui de Québec n'est pas aussi rigoureux. Notre climat, si salubre
qu'il soit n'est pas, comme on pourrait le croire, un préservatif
efficace contre toute espèce de maladies. La température froide et
humide du printemps et de l'automne occasionne très souvent des fièvres t
des rhumes très incommodes. L'automne dernier, les fièvres typhoïdes
sont venues nous visiter : à Nataskouan, une quinzaine de personnes en
ont été atteintes presqu'en même temps, et deux en sont tombées
victimes. Quant à moi, Monseigneur, je rends grâce à Dieu de la santé
inaltérable qu'il m'a accordé dans mes voyages nombreux et souvent
difficiles.
Je
vois arriver avec joie la fin de ce long hiver pendant lequel nous
sommes privés de toutes nouvelles étrangères au Labrador. Je ne dirai
rien de trop à Votre Grandeur en lui apprenant que je l'ai trouvé bien
long, privé comme je le suis durant sept mois de l'année de la société
si nécessaire d'un confrère : aussi ai-je espoir qu'il sera le dernier
et que Votre Grandeur accordera cet automne, un confrère au missionnaire
de Nataskouan.
L'état général de ma mission n'est pas de beaucoup différent de celui des années précédentes. [p.64]
A Nataskouan le progrès des bâtisses est très lent, vû nos faibles
moyens ; cependant je possède en grande partie les matériaux et l'argent
nécessaires pour faire terminer le presbytère et une petite sacristie
de dix-sept pieds carrés, commencée dans l'automne de 1861. La
population de Nataskouan a doublé depuis deux ans. Elle est aujourd'hui
de 40 familles et de 147 communiants. Je ne saurais me réjouir de cet
accroissement de population, en pensant que le revenu si inconstant et
si variable de la pêche est presque l'unique moyen de gagner la vie en
ce pays. J'ai appris, l'hiver dernier, que par suite des mauvaises
pêches faites depuis deux ans, la famine s'était déclarée dans la partie
du Labrador Terreneuvien qui s'étend depuis le détroit de St. Louis
jusqu'à la Baie des Châteaux, et que quinze familles étaient mortes de
faim ; si cette nouvelle est véritable (et on la donne comme très
certaine), elle fournit matière à réflexions à un grand nombre de ceux
qui habitent sur la côte.
J'éprouve une vraie satisfaction de pouvoir dire à V. G. que dans le
petit village de Nataskouan le bon ordre, la concorde et la paix règnent
d'une manière admirable. Le dimanche, lorsque je suis présent à la
mission, c'est toujours pour eux une grande joie d'assister à la messe
qui est chantée par six chantres, enfants d'une quinzaine d'années, que
j'ai exercés durant les longs mois de l'hiver. Ils chantent déjà avec
aplomb, la messe royale, la messe double majeure, les Introïts des
principales fêtes de l'année ainsi que les vêpres du dimanche et de la
Ste. Vierge et quelques motets pour la bénédiction du St. Sacrement.
Avec de fréquents exercices, joints à leurs heureuses dispositions, ils
seront bientôt de bons chantres.
[p.65] Le revenu de la chapelle, provenant de la rente annuelle des bancs, est de 12 louis, somme suffisante pour son entretien.
La
résidence d'un prêtre sur la côte du Labrador est sans contredit, d'un
grand avantage pour les habitants de Nataskouan et des postes voisins ;
mais eu égard aux difficultés des communications sur une aussi grande
étendue de côte, le missionnaire ne peut pas être d'un grand secours
pour les habitants des postes les plus éloignés. Un voyage pour donner
la mission dans tous les postes, de Nataskouan à Blanc-Sablon, ne peut
être effectué en moins de trois mois ; et comme V.G. a enjoint au
missionnaire de faire deux missions l'année, une l'été et une autre
l'hiver, il devra nécessairement passer la moitié de l'année en voyage.
Il faut donc être voyageur bon gré, mal gré, et s'étudier souvent à
pratiquer la sainte indifférence dans les contre-temps. Quant à moi, les
contre-temps sont souvent mes plus grands délices. Le vent debout
veut-il nous chercher noise, nous filons aussitôt pour chercher un abri
sous le vent d'une île, où [sic] dans le fond d'une baie : à peine nos
ancres sont mouillées qu'une tente est élevée entre nos mâts pour nous
protéger contre le vent ou la pluie ; c'est alors que mon pilote se
transforme tout à coup en cuisinier ; quelques oeufs enlevés aux
goëlands, une couple de truites encore frétillantes vont rôtir à notre
profit. Après un repas fait avec bon appétit, entre le bréviaire et le
chapelet, nous avons encore le temps de faire la chasse au gibier ou la
pêche au homard, en explorant les alentours. La nuit ne saurait nous
prendre au dépourvu, car voyez à l'avant de ma berge la grande chambre
où deux personnes peuvent reposer : pour y [p.66] entrer et y demeurer
quelques temps, sans trop de gêne, la position horizontale est requise
comme la seule possible.
L'été dernier j'ai laissé ma résidence le six Juillet pour les
missions de l'Est, et j'ai célébré la sainte messe en 29 endroits
différents, entre Nataskouan et Blanc Sablon. A Kicasca,
au Petit Mécatina, à la Tabatière et à Blanc Sablon, comme ces postes
renferment chacun un certain nombre de familles, j'y ai donné les
exercices de la mission plus longs qu'à l'ordinaire ; et j'ai eu la
consolation de voir qu'ils ont été suivis régulièrement, à la grande
satisfaction de tout le monde. Je leur avais promis d'arrêter en
montant, pour leur donner une seconde mission et les fortifier dans
leurs bonnes résolutions ; mais je n'ai pu accomplir un si bon dessein, à
cause de la saison déjà avancée ; et d'ailleurs j'étais complètement
dépourvu des choses nécessaires pour offrir le St. Sacrifice de la
messe.
Aussitôt que j'eus terminé la mission, à la chapelle de l'anse des
Dunes, je me rendis au Barachois, situé du côté Est de la rivière
Blanc-Sablon, sur le territoire Terreneuvien, où sont établies neuf
familles catholiques. A cause de quelques difficultés survenues entre
elles et leurs voisins de Blanc-Sablon, au sujet de la chapelle, ces
gens s'étaient abstenus, depuis plusieurs années de paraître à la
mission. Je demeurai en ce lieu deux jours, pendant lesquels je baptisai
quatre enfants et confessai tout le monde, à l'exception de deux hommes
mariés qui refusèrent opiniâtrement de s'approcher de la confession.
J'y trouvai aussi plusieurs enfants en âge de communier et trois
mères de familles qui, n'ayant vu les missionnaires qu'à de rares
intervalles, [p.67] n'avaient point encore reçu la
sainte communion : je les encourageai du mieux qu'il me fut possible et
je leur donnai quelques exemplaires du Petit Catéchisme en exigeant la
promesse qu'elles feraient leur possible afin de mériter d'être admis à
la participation des Sacrements à la prochaine mission.
De là, je fis voile pour Pied-Noir où j'étais instamment appelé à
cause des fièvres typhoïdes qui avaient cours en cet endroit. Quelques
jours après mon arrivée, j'administrai aux îles Modestes, une femme
malade qui mourut et à qui je donnai la sépulture quelques jours après.
La mission du Pied-Noir étant finie, on me pria de descendre trois
lieues plus bas, à Carroll-Cone, où demeuraient trois familles
catholiques qui n'avaient pu venir à la chapelle à cause des vents
contraires. Je vis là un bon vieillard octogénaire qui pleurait de joie à
mon arrivée, en pensant qu'il pourrait, encore une fois, mettre ordre
aux affaires de sa conscience avant de mourir. Le seize septembre je
remis à la voile pour Blanc-Sablon. Le calme nous surprit vis-à-vis
l'anse au Diable vers quatre heures du soir ; mais après le coucher du
soleil, le vent se mit au nord, et nous étant très favorable, nous
continuâmes notre route guidés d'abord par le phare de Forteau, et
ensuite par une aurore boréale magnifique qui nous accompagna jusqu'à
Blanc-Sablon où nous abordâmes vers minuit. Malgré un aussi beau trajet
et à pareilles heures, je dus sur le champ monter en canot pour me
rendre, sans retard, à l'Anse des Dunes, auprès d'une malade qui décéda
quelques heures après avoir reçu les derniers sacrements. Le dix-huit,
après la sépulture, une légère brise nous conduisit jusqu'à l'Ile Brûlée
[p.68] où nous fûmes contrariés deux jours par le vent
debout. Le vingt-un nous pûmes atteindre St. Augustin où le calme nous
força de mouiller. Mais à peine avions nous mis pied à terre, sur une
île, pour nous régaler d'une bonne omelette aux oeufs de mermette, que
déjà une légère brise du Nord nous invite à partir. En voyageurs
impatients nous ne pouvons nous résigner à perdre le bon vent, nous
eûmes le plaisir de passer sur la mer une belle nuit étoilée, quoiqu'un
peu froide. A l'aurore, nous débarquâmes pour réchauffer nos membres
glacés par le froid, chez le sieur Charles Bilodeau à la Tête à la
Baleine de l'Ouest. Nous avions fait dix-huit lieues. De là, dans notre
journée nous gagnâmes Natagamiou, à huit lieues plus loin. Les cinq
jours suivants nous louvoyâmes au milieu des nombreuses îles qui
bordent la côte jusqu'à la rivière Romaine. Le vingt-sept septembre,
samedi au soir, comme le vent était favorable et que la nuit promettait
d'être belle, nous nous embarquâmes pour la nuit, et nous n'eûmes pas à
nous repentir, car à l'aurore nous étions en vu du grand Nataskouan.
Une heure plus tard, je mettais pied à terre au Petit Nataskouan où je
célébrai immédiatement la messe pour remercier Dieu de la protection
qu'il nous avait accordée durant le voyage. Je ne saurais, Monseigneur,
vous décrire la joie que j'éprouvai en revoyant ma paisible demeure
après un voyage aussi long et aussi hasardeux : celle des habitants de
Nataskouan n'était pas moindre, car c'était justement dans le temps que
les fièvres typhoïdes commençaient à sévir. Au bout de quelques
semaines, mon pilote, intrépide marin de vingt-cinq ans, en fut atteint ;
et se sentant défaillir, il [p.69] reçut les derniers
sacrements de l'Église et fit généreusement à Dieu le sacrifice de sa
vie : ''je suis content de mourir, me dit-il, puisque c'est la volonté
de Dieu ; il m'a fourni, dans sa bonté, l'occasion de me préparer à ce
grand voyage pendant tout l'été : je le remercie donc de m'appeler à lui
dans des circonstances aussi favorables.'' Il rendit son âme à Dieu,
dans mon presbytère, au commencement du mois de Novembre.
Dans
une prochaine lettre, je rendrai compte, à V.G., d'un voyage que
j'ai fait cet hiver à la Tabatière en donnat les exercices de la
mission à chaque porte. Priez Monseigneur, pour le pauvre missionnaire
de Nataskouan, balotté [sic] si souvent par terre et par mer, afin que
Dieu lui fasse la grâce de s'approcher dignement du saint autel et de
conduite dans la voie du salut le peuple que vous lui avez confié.
Agréez, Monseigneur, l'assurance de l'entier dévouement avec lequel j'ai l'honneur d'être,
de Votre Grandeur,
l'humble et obéissant serviteur,
F. M. Fournier, Ptre.