Collectif.
Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions
qui en ont ci-devant fait partie, vol. 14, Québec, Ateliers J.
T. Brousseau, mars 1861, 174 p. Disponible
en ligne : http://books.google.ca/books?id=9SpOAAAAYAAJ&source=gbs_book_other_versions,
consulté le 5 octobre 2012.
p.65
Mission du Labrador
Lettre du R.P. Charpeney [1], O.M.I.
Québec, le 30 décembre 1859.
Monseigneur et Très-Révérend Père,
Suivant le désir que vous m'en avez fait exprimer par le R.P.
Durocher, je viens vous donner quelques détails de la mission que j'ai
faite l'été dernier, sur la côte du golfe. C'est avec joie que je reçus
l'ordre de me préparer à cette excursion apostolique d'un genre si
nouveau pour un missionnaire arrivant de France. Le 19 mai je
m'embarquai à bord d'un steamboat avec le R.P. Babel qui étant venu des
Escoumins à Québec, renouveler ses provisions, repartait pour les
missions sauvages. La vapeur nous transporta en quelques moments au quai
de Berthier. Quelle bonne chance pour nous, si elle avait pu nous
transporter avec la même rapidité jusques dans les pays lointains que
nous allions évangéliser ! Mais en descendant à terre mon confrère me
montra une goêlette [sic] prête à faire voile, pour le Labrador, et qui
devait nous déposer en passant, sur une terre de nos missions. Le
nord-est soufflant alors avec violence, il a fallu passer à Berthier
trois jours, pendant lesquels, selon la coutume des années précédentes,
nous avons trouvé le toit, [p.66] le lit et le couvert, chez Monsieur le Curé qui par son bon coeur, réalise si bien le nom de Bonenfant qu'il porte.
Le lundi, à l'aube du jour, notre capitaine Louis Coulomb a levé
l'ancre et le navire poussé par un bon vent a commencé à courir avec
rapidité, sur les eaux frémissantes. Debout sur le pont, je ne me
lassais pas de regarder et d'admirer ces joyeux villages aux maisons
blanches, qui bordent la rive méridionale du fleuve. Si je tournais mes
regards vers le nord, je voyais la longue chaîne des Laurentides, avec
ses aspects si variés et si pleins d'intérêt. Il me semblait que je
naviguais sur le Rhône, ayant à ma droite les belles plaines du Dauphiné
et à ma gauche les montagnes si pittoresque du Vivarais que je venais
de quitter. J'avais une autre source de distractions dans la nombreuse
compagnie du bord, toute composée de braves pères de famille, et de bons
jeunes gens qui allaient faire la pêcheau Labrador. L'un d'entre eux
portait avec lui un vieux recueil tout enfumé des cantiques de l'âme
dévote : il chantait les cent et quelques couplets du cantique de Ste.
Geneviève de Brabant, sans tousser ni cracher ; tout le monde écoutait
avec le sentiment d'une pieuse émotion, moi-même le premier. Le livre
passait de main en main, et personne ne le laissait aller, sans essayer
sa voix par quelques couplets. Chaque jour, au coucher du Soleil, on se
réunissait au pied du grand mât, pour la récitation du chapelet, la
prière, le chant des litanies de la Sainte Vierge, et quand le mal de
mer ne m'éprouvait pas trop fortement je me faisais un plaisir de leur
raconter quelques histories édifiantes. Cependant, il y a un outil que
nos compagnons de voyage avaient encore plus souvent à la main que le
rosaire ou le livre de cantiques, [p.67] je veux parler
de l'indispensable pipe. Or quand la pluie ou le vent les chassait du
pont et qu'une douzaine seulement de bouches vomissaient à l'envie des
nuages de fumée, l'étroit et unique salon ressemblait à un antre de
cyclopes. Je le savais, à la guerre comme à la guerre ; mais pourtant
lorsqu'on ne s'y voyait plus, et que l'odeur du tabac vous pénétrait
pour ainsi dire, par tous les pores, aiguillonnant le mal de mer, il
fallait bien escalader l'échelle et aller respirer l'air humide ou
froid, mais plus pur et plus salutaire.
Cependant la force du vent avait bien diminué, et ce n'est qu'avec
beaucoup de temps qu'une brise légère a permis à la goëlette [sic]
d'entrer dans la magnifique baie des Sept-Iles. Cette halte nous a
procuré la consolation de célébrer la sainte messe dans la chapelle de
la mission sauvage. On m'avait dit qu'il était rare que les navigateurs
pussent dépasser ces parages, soit en descendant, soit en montant, sans
être obligés de jeter l'ancre. Or un moment j'ai craint que nous ne
pourrions plus en sortir, car notre capitaine a appareillé deux fois et
deux fois il a fallu rétrograder, l'une à cause du calme, l'autre à
cause d'un gros vent debout, et cette dernière fois nous approchions de
Mingan. Voilà un des plaisirs de la navigation à voiles.
Enfin le 31 mai, après nous être arrêtés à Mingan pour déposer une
belle cloche pour la chapelle, des barils de farine pour les sauvages,
au coucher du soleil nous étions en vue de la Pointe des Esquimaux. L'arrivée d'un vaisseau est toujours un événement pour ces contrées où règnent pendant une si grande partie de l'année le silence et la monotonie du désert. Les Acadiens, de la porte de leurs maisons, avaient vu le pavillon flotter sur le grand mât et bientôt ils avaient [p.68]
distingué deux robes noires. Ce cri, voici les Pères, a retenti d'une
extrémité de la place à l'autre ; en un moment le rivage a été couvert
de monde pour nous souhaiter bonne venue. Un homme d'une haute stature, à
la barbe grise, au bonnet de toile ciré, un ancien capitaine de milice
aux Iles de la Magdeleine, comme la charte qu'il m'a montrée avec
bonheur en fait foi, un homme qui a fait pendant trente-cinq printemps,
sans aucune interruption, la pénible campagne de la chasse aux
loup-marins, un homme enfin qui est le fondateur de la colonie, le père
Firmin Boudreau, tel est celui qui s'est avancé le premier pour
revendiquer l'honneur de donner l'hospitalité aux missionnaires. La
foule nous a suivis à la maison. C'était un spectacle assez charmant de
voir ces braves gens assis sur les bancs, sur les caffres, sur les lits,
sur les barreaux de l'échelle du grenier, ou bien debout à la porte, ou
enfin restés dehors, vis-à-vis les fenêtres, et tous les yeux fixés sur
nous, et les oreilles bien ouvertes, pour nous regarder et nous
entendre parler. On aurait dit de pauvres exilés qui après une longue
attente reçoivent la visite d'un ami, d'un frère, d'un père.
Le P. Babel continua sa route pour rencontrer les Montagnais et je
suis resté pour commencer la mission aux Acadiens. Cette mission a duré
dix jours qui ont été pour le pays comme autant de jours de fête. Les
exercices avaient lieu deux fois par jour comme dans les retraites des
paroisses du Canada, et avec la même solennité. J'ai fait quatre
baptêmes, béni trois mariages et préparé à la première communion une
douzaine d'enfants. Une grande procession faite sur le rivage de la mer a
mis le comble à la joie, à l'enthousiasme des Acadiens. Les petits
enfants tenaient tous à la main des oriflammes ornés de [p.69] belles images, de rubans et de verdures ; trois jeunes gens portaient de grands pavillons aux couleurs de la patrie.
Une cloche apportée des Iles de la Magdeleine comme une relique, et
suspendue au bout de deux grands sapins plantés au milieu de la place,
remplissait les airs de ses sons joyeux, et le chant des saints
cantiques retentissait dans ces lieux, où n'y a pas encore trois on
n'entendait que les cris des goëlans [sic] et des perroquets. Après la
cérémonie chacun exprimait ses impressions. Quelle bonne idée, disait
l'un, à eu le Père, de nous faire marcher à la procession sur deux
lignes parallèles ! As-tu vu comme il y avait long de monde. Je n'avions pas vu si bien marcher à la procession, c'était terrible. J'aurions
donné deux louis, disait l'autre, qu'un bâtiment des Iles de la
Magdeleine fût arrivé pendant la procession. Ah ! ces gens-là ! Ils vouliont nous empêcher de venir ici : ils nous disiont
que nous ne verrions point de prêtres, que nous mangerions de la viande
le vendredi et le carème [sic] comme des chiens, que nous ne ferions
point de religion !Ils verriont maintenant qu'ils se sont trompis. Enfin, disait celui-là, toi Xavier, qui sais écrire, tu feras une lettre dans laquelle tu marqueras toutes ces belles choses.
Cependant les jeunes gens n'étaient pas entièrement satisfaits. Le
missionnaire avait fait un oubli grave à leurs yeux. En effet, la
jeunesse est partout la même, elle aime à faire du bruit. Or j'avais
bien invité nos jeunes Acadiens à assister à la procession avec le
chapelet, le livre de prières à la main, mais j'avais manqué de les
inviter à venir avec leurs armes. S'ils n'avaient pas fait gronder le
canon, ils n'en avaient pas de regret, attendu que cette machine de
guerre ne se trouvait pas dans la place, mais il ne leur avait [p.70]
pas même été donné de faire parler la poudre par la bouche de leurs
fusils. Quel malheur ! Enfin leur ardeur belliqueuse a dû se satisfaire
le jour de la clôture de la mission, pendant le chant du Magnificat et du Te Deum : on se serait cru dans les plaines de Magenta ou de Solferino.
L'établissement de la Pointe aux Esquimaux comptait déjà, au temps de
la mission, vingt-six familles acadiennes, toutes bien nombreuses. Un jour je demandai à une bonne mère combien elle avait d'enfants pour occuper ses loisirs,
car j'en voyais sortir de partout ; je n'en ai que quinze, me dit-elle,
et tous un par un, ont bonne envie de vivre. Les Acadiens vivant
uniquement du produit de la pêche ne sont pas riches ; mais on voit avec
plaisir une honnête aisance régner dans leurs maisons : selon leur
expression, ils ne savent pas ce que c'est de plaindre le pain. Ils
n'ont qu'un regret, c'est de vivre loin du prêtre. ''Qu'ils nous est
pénible, me disaient-ils avec larmes, d'aller au petit printemps courir
sur les glaces les dangers de la chasse aux loups-marins, sans pouvoir
auparavant aller à confesse ! Qu'il nous est pénible aussi de penser que
lorsque nous serons malades, il n'y aura point de prêtre pour nous
administrer les derniers sacrements et bénir notre tombe quand nous
mourrons ! Priez donc, mon Père Monseigneur l'Évêque de nous envoyer un
prêtre.'' Oui, les Acadiens de la Pointe des Esquimaux soupirent avec
ardeur après le jour où un prêtre viendra résider dans leurs contrées. C'est dans cette espérance qu'ils ont fait bâtir cette année un presbytère bien convenable qui servira provisoirement de chapelle. J'aime à penser qu'ils se seront procurés pour l'instruction de leurs enfants un maître ou une maîtresse d'école dont le besoin se fait vivement sentir.
[p.71] Pendant mon séjour à la Pointe, j'avais eu
l'avantage de faire connaissance avec l'excellent capitaine Hamon, natif
de Saint Malo, en France, mais établi depuis de longues années à Saint
Thomas de Montmagny. Ma mission étant finie, j'ai accepté avec plaisir
la place que ce monsieur m'offrait sur sa goëlette prête à faire voile
pour Nataskouan. Le second jour de la navigation, en approchant de cette
nouvelle place, j'ai été étonné de la grande quantité de voiles qui
remplissaient le port. Il n'y avait pas moins de 80 vaisseaux venus pour
la pêche de la morue, des différents ports de l'Amérique et jusques de
l'Ile de Jersey. La chaloupe qui me conduisait au rivage à travers tous
ces navires a rencontré celle du patriarche de la colonie, le père
Victor Cormier, qui ayant bientôt appris l'arrivée du missionnaire,
venait tout joyeux à sa rencontre avec deux de ses fils. Le lendemain,
saint jour de la Pentecôte, à la grand'messe, j'ai fait l'ouverture de
la mission au milieu d'une nombreuse assistance. J'ai trouvé le même
empressement pour assister aux exercices qu'à la Pointe des Esquimaux.
Les enfants, à ma grande satisfaction, savaient bien le catéchisme,
grâce au zèle d'un maître d'école que les parents ont fait descendre de
Québec. Un de ceux qui se préparaient à la première communion étant
tombé dangereusement malade l'avant-veille du grand jour, je lui ai
porté le Saint Sacrement à sa maison, accompagné de tous les autres
enfants revêtus de robes blanches tenant des oriflammes à la main et
chantant de tout leur coeur de pieux cantiques appris à l'école. Le
petit Charles qui, l'année précédente, invité par sa grand'mère à faire
serviteur, avait fait à Monsieur Ferland un si gentil salut à la
matelotte, était là portant dans ses mains [p.72] le
plus élégant pavillon et chantant avec une ardeur angélique. J'ai béni
encore deux mariages. Mais le bruit des solennités de la Pointe des
Esquimaux avait retenti jusqu'à Nataskouan, et cette colonie Acadienne
qui est animée du même esprit de foi, qui compte dans son sein des
hommes bien intelligents, a voulu aussi avoir sa fête. C'est pourquoi le
dimanche suivant, au lever du soleil, le fusil annonçait la solennité
du jour, à peu près comme le canon des invalides annonce à la ville de
Paris la fête de la Saint Napoléon. Les pêcheurs répondaient en
pavoisant leurs bâtiments et en faisant aussi retentir les airs de
bruyantes détonnations [sic]. La chapelle était bien ornée, mes
vingt-quatre petits anges étaient à côté de l'autel avec leurs
oriflammes de toutes couleurs. La messe était chantée par un choeur de
six jeunes gens qui étaient heureux de montrer qu'ils n'avaient pas
laissé leurs bonnes voix au fond des lutrins des Iles de la Magdeleine,
ou de la Baie des Chaleurs. Une instruction sur la communion rappelait
aux Acadiens la grâce précieuse qu'ils allaient recevoir. Après la messe
la procession a commencé à défiler et s'est déroulée sur les rangées de
dunes qui se trouvent entre les maisons et la mer. Elle comptait dans
ses rangs, outre les habitants du lieu, plus de deux cent cinquante
pêcheurs ou voyageurs de trente pays divers, tous bons catholiques, et
enchantés d'assister à nos fêtes. Il est inutile d'ajouter que ce
jour-là, la poudre paraissait être bon marché dans le pays.
Les Acadiens étaient au comble de la joie ; mais quand ils pensaient
que ces fêtes ne reviendraient que dans une année, ils poussaient de
tristes gémissements. Cependant Monseigneur l'Administrateur du Diocèse
s'occupe à pourvoir d'une manière plus efficace aux besoins spirituels [p.73]
du peuple Acadien et des autres habitants de la côte du nord. Déjà sa
Grandeur a envoyé des matériaux pour aider les habitants de Nataskouan à
construire une chapelle et un presbytère.
Un grand malheur est arrivé pendant cette mission. Un jour que le
nord-est soufflait avec fureur, je faisais le catéchisme aux enfants,
lorsque par la fenêtre de la chapelle, je vois le Père Victor Cormier
accourir en faisant voler des nuages de poussière sous ses pieds plus
que sexagénaires. ''Mon Père,'' crie-t-il, ''venez vite , il y a trois
hommes qui se noient dans la mer.'' Aussitôt je cours au rivage ; il n'y
avait qu'un seul homme en péril, mais c'était déjà trop. Ce malheureux
se tenait cramponné, avec des efforts inouis [sic], sur le dos de sa
barque. Les berges qui allaient à son secours couraient les plus grands
dangers sans pouvoir l'atteindre, à cause de la tempête et des brisants
au milieu desquels il était engagé. Enfin au moment où il allait être
délivré nous l'avons vu disparaître au milieu des flots. Qu'il était
triste de voir ainsi périr un homme ! Pendant ce mauvais temps, le P.
Babel était en mer à la tête de vingt-deux berges remplies de Sauvages
pour remonter à Mingan. Mais il paraît que le plaisir de courir à vol
d'oiseau faisait oublier à toute la caravane les incommodités du vent,
de la pluie et des fortes ondées.
Mes deux plus importantes missions étaient faites, mais les plus difficiles restaient à faire.
Il ne s'agissait pas de descendre plus bas vers le Labrador, attendu
qu'un autre missionnaire devait bientôt se rendre dans ces places, mais
il fallait remonter cent lieues de la côte pour offrir les secours de la
Religion aux familles particulières qui l'habitent, et qui en général
ont établi leur demeure à l'embouchure des rivières. J'ai donc [p.74]
visité les familles établies, à Guanis, à Napessipi, au Grand et au
Petit Watcheeshou, à Corneille. En arrivant je dressais un petit autel,
je faisais une instruction ou le catéchisme, et je commençais à entendre
les confessions. Le lendemain matin j'allais faire mes prières dans la
campagne pendant le lever de la famille. Je venais ensuite terminer les
confessions et je célébrais la sainte messe à laquelle avait lieu la
communion générale.
Ma malle a pris un bain de mer à l'entrée d'une rivière. Qui pourrait
dire l'état humide dans lequel s'est trouvé ma pauvre chapelle ! Le
pain d'autel, à mon grand regret, semblait avoir repris sa première
nature par son contact avec l'onde amère. Il a donc fallu se mettre à
l'oeuvre pour réparer cet accident. Étant trop heureux d'avoir trouvé,
pour opérer, deux morceaux d'une vieille scie dévorée par la rouille. Je
crois bien que si j'avais été dans la barque, j'aurais aussi été exposé
à prendre un bain de mer, mais la divine Providence m'avait inspiré la
bonne idée de faire à pied sur le sable les deux lieues qui séparent
Guanis de Napessipi, pendant que ma malle les faisait par la mer.
Ces côtes sont bien solitaires : il n'y a que les oiseaux pour leur
donner un peu de vie. Je voyais passer par milliers les goëlans, les
moniacs, les perroquets, les mouettes, etc. Tantôt du haut des rochers
où ils étaient perchés ils semblaient nous saluer par leurs chants qui
ne sont pas très harmonieux ; tantôt ils se promenaient sur le sable du
rivage, pour prendre leur repas qui consiste à manger des capelans. Un
de mes bateliers me dit qu'un bon goëlan avalait bien douze capelans à
son dîner. Or la gent volatile peut pleinement contenter son appétit,
car dans beaucoup de lieux le rivage était jonché des cadavres [p.75]
de ces petits poissons laissés au sec par les vagues en se retirant.
Les habitants les ramassent, les font sécher au soleil et les conservent
pour nourrir les porcs pendant l'hiver, ou bien en engraisser les
jardins et les champs. Etant bien aise de voir de mes propres yeux où
l'on trouvait ces oeufs dont on me régalait à déjeûner [sic], à dîner et
à souper, j'ai prié le brave monsieur Rochette de me descendre sur une
de ces nombreuses îles à travers lesquelles il dirigeait habilement sa
barque. A la vérité, le sol n'était pas couvert d'oeufs, comme dans
l'automne j'ai vu en Canada des champs couverts de pommes de terres,
mais on trouvait des nids à tous les dix pas ; dans un petit espace tout
rempli de broussailles j'ai compté huit nids, et dans trois j'ai pu
passer ma main sur le tendre duvet des petits oiseaux éclos de la
veille. Or en voyant cette prodigieuse abondance de poisson que la mer
rejette sur le rivage, cette quantité vraiment fabuleuse d'oiseaux qui
peuplent ces contrées, je me disais : Quel est le pays du monde où l'on
admire de pareilles merveilles de la Providence !
C'est près des îles Sainte Geneviève que j'ai eu, la première fois,
la bonne chance de passer la nuit à la belle étoile. Dans ces occasions,
sur la lisière du bois, on allume un grand feu destiné à tempérer la
fraîcheur du serein de la nuit et de la rosée du matin, et aussi à
éloigner les maringouins et les brûlots ; on ramasse sur le rivage deux
morceaux de planches, débris sans doute de quelque vaisseau brisé par la
tempête, on les couvre de petites branches d'épinettes, on s'enveloppe
dans sa couverture de voyage et, placé sous l'oeil de la providence, on
goûte les douceurs du sommeil.
J'ai revu, en passant, la Pointe des Esquimaux [p.76]
où même j'étais attendu pour bénir un mariage. Les hommes étant partis
pour la pêche, il ne restait que les enfants et le sexe dévot qui a
voulu profiter de l'occasion pour s'approcher une seconde fois des
sacrements. Le dimanche dans l'octave de la Fête-Dieu, après la messe,
je me suis embarqué avec plusieurs personnes désireuses de voir la
procession des sauvages à Mingan, à la distance seulement de six lieues.
Maître Carbonaud , architecte du presbytère, me faisait les honneurs de
sa berge neuve. On avait le fusil, mais on avait oublié la poudre, il a
donc fallu revirer de bord pour faire la provision. En approchant de
Mingan nous avons aperçu dans le chenal une vingtaine de bâtiments tout
pavoisés. Or il n'y avait point de pavillon à notre bord, mais le besoin
est le père de l'industrie : c'est pourquoi on a attaché un foulard au
bout d'une rame. Le capitaine Ouellette, mon compagnon de voyage depuis
Corneille, a commencé à faire retentir la poudre. Le rivage a répondu
par quelques coups isolés et puis par de véritables décharges
d'artillerie. C'est qu'on avait affaire aux sauvages qui ne sont pas
avares de la poudre surtout en l'honneur des robes-noires. Le P. Babel
m'a reçu au rivage et m'a présenté aux familles indiennes de la mission :
il a fallu passer par la cérémonie ordinaire du salut, c'est-à-dire
donner une poignée de main à chacun et à chacune, ce qui n'était pas un
petit travail. De plus, en ce moment, il y avait à Mingan une centaine
d'hommes venus des pêcheries voisines pour passer le dimanche et
assister aux offices. Enfin quelques jours auparavant un steamer avait déposé sur le rivage étonné, Son Excellence le Gouverneur du Canada avec plusieurs autres personnages. L'illustre caravane ne pouvait pas choisir [p.77]
des solitudes plus profondes, des ombrages plus frais, des eaux de
pêche plus belles et plus riches, pour oublier les soucis du
gouvernement.
Cependant à la vue de ces nombreuses tentes des sauvages dressées
autour de la belle chapelle de Mingan, j'ai été vivement ému et je me
suis rappelé les tentes des enfants de Jacob élevées autrefois dans le
désert autour de l'arche du Seigneur. Je voyais donc de ces pauvres
enfants des bois dont le seul nom dans mon enfance épouvantait encore
plus mon esprit que mes oreilles, je les voyais avec leur figure à la
peau rouge, aver leurs longs cheveux noirs ; mais je les voyais doux et
patients comme des agneaux, dociles comme des enfants et surtout remplis
de la crainte et de l'amour de Dieu comme des anges. A leur tête, était
le chef qui étale avec complaisance sur sa poitrine une médaille
d'argent, à l'effigie de la Reine Victoria. Outre les droits de
magistrature que sa qualité lui donne sur la tribu, il a celui de sonner
la cloche, de réciter le chapelet, faire la prière et même de balayer
la chapelle. La procession du Saint Sacrement s'est faite avec une
solennité que l'on serait bien loin de soupçonner dans ces contrées si
reculées de la civilisation. Bien des paroisses de France et du Canada,
je crois, pourraient envier les ornements comme croix, bannières, dais,
chape, costume des enfants de choeur, reposoirs qu'on voyait figurer
dans cette procession, envier aussi les chants harmonieux, les salves
d'artillerie qu'on entendait dans cette marche triomphale du Dieu de
l'Eucharistie à travers le chemin de la forêt et les dunes du rivage. On
me dit que l'année précédente cette procession avait été encore plus
solennelle, relevée qu'elle était par la présence de Monsieur le
Capitaine Fortin, commandant de la Canadienne, [p.78]
accompagné de tous les hommes de son équipage, en costume et sous les
armes. Quand on pense aux misères de tout genre qu'endurent les sauvages
en errant continuellement à travers les forêts, les montagnes, les
lacs, sous un ciel de glace, on sent son coeur touché d'un sentiment de
profonde commisération. Mais quand on les voit dans l'église faire leurs
prières avec tant de ferveur, chanter les cantiques avec tant de goût
et même d'harmonie, s'approcher des sacrements avec tant de piété, on
dit : non ce peuple n'est pas malheureux, la religion fait son bonheur.
On cite comme un prodige l'exemple de ce sauvage dont il est parlé dans
les annales de la Propagation de la foi, qui avait passé l'année entière
sans commettre un seul péché mortel ; mais combien de fois le même
prodige ne se reproduit-il pas chez les Montagnais ! Aussi je comprends
comment nos pères des missions sauvages malgré toutes leurs peines et
fatigues sont très-contents de la portion de la vigne du Seigneur, qui
leur est échue en héritage, et ne l'échangeraient pas avec la douce et
brillante aumônerie de l'Empereur Napoléon.
Un autre grand malheur est arrivé à Mingan, pendant mon séjour. Un
jeune homme de St. Charles, engagé du poste de l'honorable compagnie de
la Baie d'Hudson, et choisi pour son intelligence par Monsieur
Bourgeois, pour servir son Excellence le Gouverneur, s'est noyé dans la
rivière. J'ai inhumé son cadavre dans le cimetière des sauvages et
immédiatement après cette cérémonie ses compagnons de service sont venus
se confesser. L'infortuné ! il serait venu comme les autres d'autant
plus qu'on dit qu'il était bien honnête, et la mort l'a prévenu d'un
jour !
[p.79] Le jour de la St. Pierre, après la grand'
messe, j'ai laissé le P. Babel continuer sa mission et moi j'ai continué
ma course apostolique. Ma première station a été Longue Pointe, poste
de pêche très-important. Monsieur Pierre Belliveau s'est empressé de
mettre à la disposition de la mission les deux appartements de sa
maison. Comme en ce moment l'état de la mer retenait la morue au large
on accourait en foule aux instructions. Pendant trois jours, de cinq
heures du matin à neuf heures du soir, j'ai été occupé à faire le
catéchisme et à confesser. J'ai eu la consolation de voir à la Sainte
Table, outre les gens de la place, cent quinze pêcheurs étrangers. Un
jour un enfant de treize ans vint me trouver et me dit avec larmes,
qu'il avait peur de n'être pas bien baptisé parce qu'on l'avait porté au
temple. Je l'ai baptisé sous condition, et comme il savait déjà bien
ses prières, connaissait passablement le catéchisme, je n'ai pas hésité
de l'admettre à la première communion. Le père qui est protestant est
venu me remercier par une chaude poignée de mains de ce que j'avais fait
pour son fils.
Remontant toujours la côte en berge, j'ai visité la rivière du
Tonnerre, la rivière Moysie, les Sept Iles, les Cawec, les Iles Karibou,
la Baie de la Trinité, la Pointe des Monts et Godbout. Je m'arrêtais un
jour ou deux dans chaque place, baptisant, prêchant, confessant,
célébrant les saints mystères. Le missionnaire était partout accueilli
avec de grandes démonstrations de joie, et de la part des habitants qui
n'avaient pas vu de prêtre depuis un an, et de la part des pêcheurs qui
étaient heureux d'entendre une instruction, d'assister à une messe. Le
soir au retour de la pêche, le fusil donnait le signal de la prière, on
se réunissait dans une maison ou sous un hangard [sic] [p.80]
à moitié rempli de morues, ou même en plein air dans la campagne, au
pied de ma croix que je suspendais au bout d'une longue perche plantée
dans la terre. Après le chapelet et la prière, on chantait le cantique
''Un Dieu vient se faire entendre'' ou ''Seigneur Dieu de clémence.''
L'instruction venait ensuite, et l'exercice se terminait par le chant du
beau cantique à Marie : ''Je mets ma confiance.'' Alors je m'asseyais
sur un banc à côté du petit autel, et on venait à mon tribunal.. [sic]
Pour la nuit on me faisait les honneurs du meilleur lit de la maison.
J'avais aussi souvent l'avantage de reposer en nombreuse compagnie. Or
un matin, du haut de mon lit de camps, je comptai autour de moi quatorze
visages avec leurs yeux tous bien fermés par le sommeil. Je cherchai à
reconnaître le musicien dont le gosier avait ronflé une bonne partie de
la nuit comme un véritable tuyau d'orgue. Dans ces occasions on se lève,
sans tambour ni trompette, on prend le chemin de la porte en faisant
bien attention de ne pas heurter quelque nez en marchant. Quand tout le
monde était debout je célébrais la sainte messe pendant laquelle on
chantait le cantique, comme partout : ''Au sang qu'un Dieu va
répandre.'' Je ne manquais pas, dans les instructions, de rappeler aux
pêcheurs les recommandations qui leur avaient été faites par les prêtres
de leurs paroisses avant leur départ. Les tristes accidents dont ils
étaient quelquefois les témoins donnaient encore plus de poids aux
paroles du missionnaire. Ceux de Shelderec m'ont prié d'aller bénir la tombe d'un pauvre jeune homme de Saint
Thomas qui était tombé à l'eau en sortant de la rivière pour aller faire
la pêche au large.
A Moysie j'ai trouvé une trentaine de familles [p.81]
sauvages attendant l'arrivée du P. Babel aux Sept-Iles, pour y aller
suivre les exercices de la mission. Parmi elles j'ai vu avec bonheur
quelques familles Naskapis qui descendaient à la mer pour la première
fois et venaient se préparer à recevoir la grâce du baptême. Ces pauvres
gens avaient enduré tant de misères dans la route qu'ils étaient tous
dans un état de faiblesse. J'ai appris plus tard qu'une maladie s'était
déclarée parmi eux au temps de la mission, ce qui a donné un grand
surcroît de peines et de fatigues au P. Babel pour instruire et
baptiser, dans la cabane, ces néophites [sic] agonisants. Certainement
si j'avais prévu cela, j'aurais attendu mon cher confrère de pied ferme,
aux Sept Iles, pour l'aider, l'assister lui-même à sa dernière heure,
car la maladie l'ayant saisie à son tour, il a craint un moment de payer
le tribut et de partir pour le grand voyage de l'éternité, sans avoir
un prêtre pour lui faire ce qu'il faisait aux autres. Mais son mal,
comme celui de Lazare, n'a pas été jusqu'à la mort, et à ce qu'il
paraît, le bon Dieu le destine à courir encore pendant de longues
années, après les sauvages, sur la mer, les lacs, les rivières, dans des
berges ou des canots d'écorce, et sur la neige dans les bois avec les
raquettes aux pieds.
Enfin le samedi, 16 juillet, j'arrivais à Godbout, où j'ai trouvé
cinq ou six familles canadiennes établies dans la place, un bon nombre
de pêcheurs étrangers et une trentaine de familles sauvages.
La mission s'est faite comme ailleurs dans de bonnes, je pourrais
même dire, dans de brillantes conditions. On m'a dit plus tard que je
n'avais pas converti tout le monde : c'est bien vrai, mais
malheureusement il passe par là d'autre liquide que l'eau pure de la
rivière. J'étais donc au [p.82] terme de mes missions,
attendu que le P. Royer avait visité la côte d'en haut, tandis que
Monseigneur l'Administrateur faisait sa visite pastorale aux missions
sauvages de ces quartiers. Je m'embarquai à Godbout, sur une goëlette
qui faisait voile pour l'Ile d'Orléans, et quelques jours après,
remerciant Dieu des bénédictions qu'il avait répandues sur mon
ministère, du beau temps qu'il m'avait donné pour accomplir mon voyage,
je frappais à la porte de notre chère communauté de Québec, en
m'appliquant ces paroles de nos saintes règles : Gaudentes quod in sinum regrediantur communitatis.
Recevez, Monseigneur et très-Révérend Père, l'assurance de mon profond respect et de mon obéissance filiale.
Charpeney,
O.M.I.
[1] CHARPENAY. Hyacinthe-Auguste, Oblat de
Marie Immaculée, né le 13 mars 1826, à Grand-Serre, département de la
Drôme, diocèse de Valence, fils d'Hyacinthe Charpenay et de Virginie
Sibert ; ordonné à Marseilles le 24 juin 1849 ; missionnaire à
Notre-Dame de Bon Secours, diocèse de Viviers, en France ; arrivé au
Canada le 1er février 1859 ; missionnaire au Labrador ; 1860, procureur à
la résidence de Saint-Pierre de Montréal.
Tiré du Répertoire du clergé canadien, pp.276-277p.82
Lettre de M. F. X. Plamondon, vicaire de
St. Roch de Québec.
St. Roch, 12 octobre 1860.
Monseigneur,
Je recevais avec joie de Votre Grandeur, le 14 mai dernier, mes
lettres de mission pour aller évangéliser les catholiques échelonnés sur
les côtes du Labrador. Je m'empressai de faire les préparatifs du
voyage, et le 20 du même mois je partais à bord de la goëlette [sic] La Perle, capitaine [p.83]
Gagnon, de la Baie St. Paul. Pendant quatre longues semaines le bon
Dieu a voulu nous éprouver en nous envoyant les vents du Nord-Est qui
nous ont exercés à la patience et à la résignation. J'ai eu tout le
loisir de jouir de la cordiale hospitalité de Monsieur le Curé de la
Baie St. Paul, chez lequel j'ai passé trois jours. Le dimanche de la
procession, 10 juin, je me trouvais à la Pointe des Monts. Là j'eux le
bonheur de dire la sainte Messe pour la première fois depuis dix-sept
jours, en compagnie de P. Arnaud, se rendant à Mingan et retardé comme
moi par les vents contraires. Ce ne fut que le 15 juin que j'arrivai à
Mingan, situé à 130 lieues de Québec. Je n'avais plus que six lieues à
faire pour arriver au terme désiré de mon voyage et pour commencer ma
longue mission sur une étendue de 130 lieues de côte, depuis la Pointe
des Esquimaux jusqu'à Blanc Sablon.
Les sauvages, au nombre d'une centaine de familles, campés près de
leur magnifique petite chapelle, attendant l'arrivée du P. Arnaud, leur
missionnaire, n'ont pas plus tôt appris qu'il y a un prêtre à bord de la
goëlette qu'ils envoient une députation à la tête de laquelle se trouve
le chef. L'on vient me chercher pour une pauvre sauvagesse qui s'en va
mourante. Je cours vite à la lige de la pauvre femme, couchée à terre
sur des branches de sapin. Malgré son état de faiblesse et d'épuisement,
je remarquai sur sa figure la joie et le contentement qu'elle éprouvait
de pouvoir être assistée à ses derniers moments par un ministre du
Seigneur. Des larmes de joie et d'attendrissement à la fois coulèrent de
mes yeux à la vue de ce spectacle si nouveau pour moi. J'oubliai toutes
mes fatigues et toutes mes privations et quand même mon ministère se
serait [p.84] borné à donner les secours de la religion
à cette seule et pauvre malade, je n'aurais pas cru mon voyage stérile
et sans résultat. Pauvres Montagnais ! ils seront la condamnation d'un
grand nombre de chrétiens lâches et indifférents. Ils sont venus de tous
côtés avec leurs familles ; ils ont parcouru des distances bien
grandes. Les uns ont fait cinquante lieues, d'autres cent, d'autres cent
cinquante. Ils sont ici depuis plus de trois semaines, attendant avec
impatience le patlialche (le missionnaire) comme ils
l'appellent dans leur langue. Et quand ils auront satisfait à leurs
devoirs religieux, ils diront adieu à leur cher et dévoué père, et
reprendront joyeux et contents la route des bois. L'air retentira de
leurs cantiques d'allégresse. Ils iront de nouveau passer l'hiver dans
l'intérieur des terres pour y faire la chasse, et le printemps prochain
ils reviendront encore rencontrer le missionnaire. Gloire à la religion
qui change ainsi les coeurs et fait faire de si beaux sacrifices !
Honneur aux courageux missionnaires qui ont fait de ces enfants des
bois, de ces déshérités de la nature, des modèles de vertus et des
héritiers du royaume céleste. Beati pauperes, quoniam ipsorum est regnum coelorum.
Je reviens à mon sujet. Comme cette pauvre malade ne comprenait ni le
français, ni l'anglais, je fus obligé de la confesser par interprète.
Je la préparai de mon mieux à la mort et lui donnai le sacrement de
l'Extrême-Onction et l'indulgence plénière in articulo mortis.
J'administrai en même temps un jeune sauvage malade depuis plusieurs
mois et privé de ses facultés mentales. Pendant la cérémonie les
sauvages réunis en grand nombre autour de la loge chantaient des
cantiques comme c'est leur coutume en pareille circonstance. Je me
préparai à dire la messe le [p.85] lendemain matin,
afin de pouvoir donner le Saint Viatique à la malade ; mais elle mourut
dans la nuit. Néanmoins je ne laissai pas de dire la messe. La chapelle
était littéralement remplie de sauvages qui firent entendre leurs chants
magnifiques et leurs longues prières pendant tout le temps du Saint
Sacrifice. J'étais heureux de voir la joie et le bonheur de ce bon
peuple agenouillé autour de l'autel, et les quelques moments que je
passai avec eux me parurent bien courts. Je ne voulus point quitter
cette chapelle sans me prosterner aux pieds de la belle statue de la
Sainte Vierge et prier cette bonne mère de bénir mes travaux et d'être
mon pilote et mon étoile sur cette longue étendue de mers que j'avais à
parcourir.
Après avoir fermé mes malles et pris mon déjeûner [sic] chez le
bourgeois du poste, Monsieur Anderson, brave protestant qui m'a reçu
avec beaucoup de courtoisie et de politesse, je partis en berge avec
trois sauvages que le chef avait eu l'obligeance de mettre à ma
disposition ; à midi, le 16 juin, je mettais pied à terre à la Pointe
des Esquimaux.
Les gens qui m'avaient aperçu d'assez loin étaient accourus sur le
rivage où ils firent une décharge générale de fusils. Le plus beau jour
de l'année pour eux est celui de l'arrivée du missionnaire. J'arrivai
juste au moment où tous les hommes se préparaient à se disperser pour la
pêche à la morue. C'était le moment favorable. Oh! qu'ils étaient
heureux et contents, ces bons Acadiens! Je fus conduit chez un bon
vieillard, nommé Firmin Boudreau, dans la famille duquel le missionnaire
a coutume de loger.
Le Pointe des Esquimaux dite Pointe St. Pierre, est habitée depuis trois ou quatre ans par [p.86]
des pêcheurs Acadiens, venus des Iles de la Magdeleine. Il y a
aujourd'hui 34 familles catholiques et une famille protestante. C'est un
des plus beaux endroits de la côte. Il y a un hâvre sûr et commode
abrité par de belles petites îles, couvertes de forêts verdoyantes.
C'est un vrai petit paradis terrestre qui augmentera considérablement en
population aussitôt qu'il y aura des prêtres résidants en cet endroit,
car on m'a assuré que plusieurs familles Acadiennes n'attendent que cela
pour quitter leur Ile et venir s'établir sur cette partie de la côte du
Nord. J'ai rencontré quelques familles Acadiennes demeurant au-delà de
Blanc-Sablon, qui sont décidé à venir s'y établir le printemps prochain.
La terre est excellente et peut être cultivée avec avantage. La chasse
et la pêche rapportent aussi de grands profits. La seule pêche du
loup-marin a procuré ce printemps à cette localité un profit de dix
mille piastres.
A huit lieu en deça de de ce centre de population, à la Longue
Pointe, se forme un nouvel établissement de pêche. En passant près de
là, j'y ai vu une vingtaine de maisons en construction. Ce sont les
pêcheurs de Gaspé qui pour la plupart viennent le printemps et s'en
retournent l'automne. Quand il y aura un prêtre auprès d'eux, ils seront
dispensés de faire ce long voyage et pénible voyage. En remontant, il y
a encore plusieurs postes importants jusqu'à la Pointe des Monts,
située à 80 lieues de Québec ; au-dessous de la Pointe aux Esquimaux
jusqu'à Nataskouan, il y a encore quatre postes à visiter. Cela ferait
une étendue d'à-peu-près 80 lieues à desservir. En conséquence,
Monseigneur, un prêtre qui serait fixé à la Pointe des Esquimaux ne
serait pas exposé à n'avoir rien à faire.
[p.87] Comme le lendemain de mon arrivée était un
dimanche, j'employai le reste de la journée à préparer un autel dans la
chapelle, qui vient d'être construite et qui servira plus tard de
presbytère. Chacun s'empressa de me venir en aide et le soir à sept
heures, au son de l'Angelus, tout était prêt pour la prière.
Tous accoururent depuis le premier jusqu'au dernier. La joie rayonnait
sur tous les visages. Je fis une instruction pour les préparer à bien
profiter des grâces de Dieu. Pendant les huit jours de mission que je
leur ai donnés, tous sans exception se sont empressés de venir entendre
la parole de Dieu, tous se sont confessés et ont eu le bonheur de
s'approcher de la table sainte. J'ai donné la sainte communion à 115
personnes, y compris sept enfants qui la recevaient pour la première
fois. J'ai confessé 21 petits enfants, fait 5 baptêmes et 4 mariages.
Mais ce qui a mis le comble à ma joie ça été la réception dans le sein
de l'Eglise Catholique d'un jeune homme de 25 ans, natif de l'Ile
Jersey. Depuis deux ans qu'il est dans ce lieu, il a fait l'édification
de tout le monde ; il assistait régulièrement à la prière publique du
dimanche ; et à mon arrivée ; il s'est empressé de venir me demander en
grâce de le recevoir dans notre sainte religion. En satisfaisant son bon
désir, j'ai mis le comble à son bonheur. La mission terminée, il fallut
me séparer de ces braves gens auxquels je m'étais déjà attaché. Tout le
monde pleurait et je ne pus les quitter sans leur promettre de supplier
Votre Grandeur de leur envoyer un prêtre au plus tôt ; promesse que
j'accomplis aujourd'hui en vous soumettant les besoins spirituels de
cette population.
Avant d'arriver à Nataskouan, éloigné de 30 lieues de la Pointe des Esquimaux, j'avais quatre [p.88]
postes à visiter, Corneille, Watichou, Napissipi et la rivière Agwanus ;
mais dans chaque place il n'y a qu'une famille, excepté dans les
environs de Watichou où il y en a quatre. Partout j'ai trouvé de bons
Canadiens, heureux de recevoir ma visite et zélés pour remplir tous
leurs devoirs de religion. Dans ces quatre postes, j'ai vu 7 familles ;
j'ai confessé et communié 25 personnes, et fait deux baptêmes et un
mariage.
Monsieur Ferland, professeur d'histoire du Canada à
l'Université-Laval, m'avait prié de visiter la baie Ste. Geneviève,
située à 9 lieues au-dessous de la Pointe des Esquimaux, afin de
reconnaître si cette baie ne serait pas bien celle que Jacques-Cartier
[sic] décrit dans la relation de ses voyages et à laquelle il donne le
nom de baie St. Laurent. J'ai pu m'assurer de la parfaite ressemblance
de la baie Ste. Geneviève avec la baie St. Laurent, telle que la décrit
Cartier.
J'arrivai à Nataskouan la veille de la St. Pierre, par un temps
magnifique. La population composée d'Acadiens en partie, au nombre de 20
familles, me reçut avec de grandes démonstrations de joie. Un seul
d'entre eux versait des larmes. C'était un bon vieillard, patriarche du
lieu, qui vait perdu un fils bien-aimé, l'hiver dernier,-lequel enfant
s'était tué involontairement en faisant la chasse. J'ai fait la mission
dans la chapelle qu'ils viennent de construire, laquelle est située
dans un endroit solitaire, en face du port. Là comme dans les autres
missions, l'on s'est empressé de venir assidûment aux instructions
pendant trois jours matin et soir. Tous se sont approchés des Sacrements
de Pénitence et d'Eucharistie. J'ai distribué la Sainte Communion à 72
personnes, fait 3 baptêmes et 2 mariages, et confessé 14 petits enfants.
Ces chrétiens religieux [p.89] et courageux, dans
l'espérance d'avoir bientôt un missionnaire au milieux d'eux, ont
construit à force de sacrifices une belle chapelle dont le clocher se
laisse apercevoir d'assez loin sur la mer. Ils sont disposés à
construire cet automne un presbytère non loin de la chapelle, sur une
petite éminence que je leur ai désignée. Ils seront donc au comble de
leur joie d'apprendre que Votre Grandeur est décidée à leur envoyer des
prêtres le printemps prochain.
Le lundi, 2 juillet, je me préparai à partir pour Kikaska à une distance de 10 lieues. Il est difficile de faire ce trajet en berge, car il faut s'éloigner au large à cause des bancs de sable qui bordent la côte et il est impossible d'aller à terre lorsqu'il s'élève quelque tempête. Ce fut donc uen bonne fortune pour moi d'apprendre qu'une goëlette de pêcheur partait pour le même lieu. Le Capitaine John Hawklyn, d'Halifax, me fit inviter à prendre passage avec lui et à midi, grâce à l'obligeance de ce bon protestant, j'arrivais à la rivière Kaska où je passai la nuit pour faire la mission aux deux familles qui y résident et le lendemain 3 juillet, j'étais à Kikaska.
C'est un bel endroit de pêche où il y a sept familles Acadiennes qui vivent heureuses et contentes de leur sort. Ici comme ne beaucoup d'autres endroits de la côte, l'on voit des traces d'anciennes d'anciennes habitations européennes ; on m'a montré une vieille hache française qui a été trouvée sous les racines d'un arbre séculaire ; ce qui prouve qu'elle y était depuis longtemps. A la Pointe des Esquimaux on
voit les ruines d'un établissement où en déblayant le terrein [sic] on a
trouvé un poids de romaine. A Natagamiou, j'ai vu les fondations d'une
ancienne maison et [p.90] une forêt naissante où le terrain a été labouré autrefois.
Ici m'attendait une épreuve bien pénible. Tous au nombre de 30 s'étaient approchés des Sacrements. Seul un jeune homme s'en était abstenu. Un soir qu'il s'était éloigné de la maison où j'habitais, parce que ma présence lui était importune, je voulus aller à la recherche de cette pauvre âme ; me rappelant ces paroles de l'Écriture : Le pasteur cherche la brebis égarée sur les montagnes, et lorsqu'il l'a retrouvée, il la ramène au bercail, comblé de joie. Je pris donc ma route le long du rivage de la mer, dans la direction qu'il avait prise. Bientôt je l'aperçu qui venait vers moi. Mon enfant, lui dis-je en l'arrêtant par le bras, j'allais au-devant de vous. Tous ont rempli leurs devoirs religieux ; il n'y a plus que vous ; je vous en prie, venez vous confesser.-Je ne vais point à confesse, dit-il, je ne vais point à confesse.-Mais pourquoi ne voulez-vous pas vous confesser ?- Vous n'avez pas besoin de me solliciter, mon parti est pris ; d'ailleurs cela ne vous regarde point.-Que dites-vous là, mon ami ? Cela ne me regarde point. Mais ne voyez-vous pas que je suis un prêtre ; ne savez-vous pas que c'est Dieu qui m'envoie sur cette côte écartée pour sauver votre âme et l'arracher des mains du démon ? Mon pauvre enfant, au nom de Dieu et de votre salut éternel, je vous en conjure, venez donc vous confesser ; faites donc ce que le bon Dieu demande de vous ; ce que votre conscience bourrelée de remords vous demande à grands cris. Mais le malheureux me dit de le laisser tranquille, car mes paroles le fatiguaient. Je le laissai donc, espérant qu'il réfléchirait durant la nuit sur l'affaire importante de son salut. Je récitai mon chapelet pour sa [p.91] conversion et suppliai la Sainte Vierge de toucher ce coeur de marbre. Le lendemain je recommançai mes instances sur un ton suppliant, comme un pauvre qui demande quelque grâce, sto ad ostium et pulso. Même obstination, même refus. Un sourire moqueur que j'aperçus sur son visage me rappela ces paroles terribles de l'Ecriture : Impius, cum in profundum venerit peccatorum, contemnit. Je fus donc obligé de l'abandonner. Pendant le Saint Sacrifice de la messe, je le recommandai à Notre Seigneur Jésus-Christ ; je suppliai ce divin Sauveur de faire descendre un rayon de sa grâce dans son coeur et de ne pas permettre qu'il meure sans revenir à la foi qui s'est éteinte en lui. Hélas ! les jugements de Dieu sont impénétrables ! La grâce méprisée est quelquefois transportée d'un llieu à un autre. Quelques jours plus tard, j'avais le bonheur de ramener des erreurs de l'hérésie deux autres jeunes hommes qui m'ont beaucoup consolé par leur piété édifiante. Peut-être le bon Dieu se servait de cette grâce méprisée et refusée pour l'offrir et la donner à ces coeurs mieux disposés.
Le 6, après trois jours de mission, je me disposai à partir pour Maskouaro, ancien poste de la Compagnie de la Baie d'Hudson, à quatre lieues de Kikaska. Je louai une berge pour faire le reste de mes missions. Je pris aussi à mon service un conducteur, bon pilote, chrétien excellent et servant la messe de première classe, du nom de Jean Boudreau.
Jusqu'ici les gens de chaque poste m'avaient conduit successivement
d'une mission à l'autre. Malgré la bonne volonté et l'empressement que
l'on témoigne pour conduire le missionnaire chacun à son tour, j'avais
remarqué un inconvénient ; tous ne sont pas fournis de berges. Je me
suis vu une fois dans l'obligation [p.92] de faire un trajet de 4 lieues dans un petit flat dans lequel je manquai périr. Avec mon pilote et ma berge j'étais plus en sureté.
De Kikaska au Cap Wapitugan, éloigné de 30 lieues, j'ai visité les
postes intermédiaires de Maskouaro, de Wachicouté, de la Romaine et de
Coucoutchou où j'ai vu 6 familles, communié 21 personnes, fait un
mariage et quelques autres exercices du ministère. Le 12, vers midi, je
dépassais le Cap Wapitugan, appelé par les anglais Cap Whittle,
et j'entrais dans la baie d'Itama, au fond de laquelle j'apercevais la
petite chapelle, bâtie sur un rocher élevé. J'arrivais au moment où le
Capitaine Fortin en partait ; je le pris presque pour un revenant, car
on me l'avait dit mort.
Ici la terre arable disparaît presque complètement pour faire place à uen légère couche de mousse dont la base est une couche de granit. C'est à peine si l'on peut trouver un petit coin de terre pour faire un jardin ou un cimetière. Je profitai de quelques moments de loisir pour
aller visiter la tombe d'un vieillard inhumé sur un morne très-élevé qui
domine la magnifique Baie d'Itamamiou. J'aimais à visiter ces asyles de la mort assez nombreux sur cette côte triste et désolée.
Bien souvent il me fallait bénir quelques fosses d'enfants ou d'adultes
décédés dans le cours de l'année. Une fois je bénis la fosse d'un jeune
homme, objet de bien des larmes de la part de parents chéris ; une
autre fois c'était la fosse de quelques pauvres sauvages que la mort
avais surpris au milieu de leurs longues et continuelles pérégrinations ;
un autre jour je récitais le Libera sur la tombe d'un malheureux qui n'avait pas voulu profiter du missionnaire l'année précédente et qui était mort en demandant [p.93]
inutilement un prêtre. Une autre fois, c'était à Belles-Amours, je
lisais sur la pierre funèbre dressée sur la tombe d'une jeune personne
morte à l'âge de 22 ans, ces lignes gravées par des parents
inconsolables et empreintes de tristesse et d'une douce espérance de la
vie future : ''Nous l'aimions ! oui, aucune langue ne pourra dire
combien nous l'aimions. Dieu nous l'a ravie dans son amour pour
l'appeler au séjour de la paix et du repos.''
Comme il n'y a qu'une famille à Itamamiou, je fus prêt à partir le
lendemain matin pour Watacayastic, à 5 lieues de là. Le 14, je me rendis
à Natagamiou ; le 15, au Petit-Mécatina où il y a cinq familles. La mer
est extraordinairement houleuse. C'est l'endroit le plus laid et le
plus affreux de toute la côte du Labrador ; c'est le témoignage que lui
rendent tous les voyageurs. C'est là que le P. Coopman faillit mourir il
y a deux ans, victime de son zèle. Je donnai la sainte communion à 16
personnes ; j'y fis un mariage et baptisai un enfant.
Le 17 j'étais à la Tête à la Baleine (ouest) chez Monsieur Canty où
le mauvais temps me retint trois jours. J'en profitai pour me reposer un
peu de mes fatigues. J'étais dans une famille vraiment patriarchale
dans laquelle je communiai 19 personnes. Le 21 je me rendis à la Baie
des Moutons où il y a cinq familles, et le 23 j'arrivais à la Baie
Rouge, près du poste de la Tabatière, éloignée de 30 lieues du Cap
Wapitugan. Cette mission, autre centre de population qui jusqu'à ces
dernières années était regardé comme le principal poste de toute la
côte, est tombée au troisième rang. Il y a une belle chapelle construite
par le P. Pinet il y a cinq ans, autour de laquelle sont groupées sept
familles canadiennes ; et si [p.94] l'on compte les
cinq familles de la Baie des Moutons qui n'est qu'à deux lieues ; les
deux familles du Gros Mécatina à une lieue, et la famille de Monsieur
Frs. Lévesque, à la Grosse-Ile (Mécatina), à deux lieues, l'on aura 15
familles réunies autour de ce sanctuaire où il y a beaucoup de bien à
faire. J'ai communié 42 personnes et reçu deux abjurations.
Il me restait encore 30 lieues de missions à faire. Je faisais
diligence, car depuis quelques jours j'avais appris qu'une femme malade,
de la Grosse-Ile St. Augustin, était à l'extrémité et craignait de
mourir avant d'avoir eu la consolation de voir le missionnaire. Je
demandais tous les jours au bon Dieu de prolonger sa vie et de hâter ma
course en me secondant de vents favorables. J'avais encore 12 lieues à
faire pour y arriver et j'étais obligé de m'arrêter à Kikapoué et à Tête
de la Baleine (Est) pour y faire la mission. Ce ne fut que le 26 que
j'eus le bonheur de parvenir chez la malade. Il est impossible de dire
la joie de cette pauvre femme lorsqu'elle me vit entrer dans sa maison.
Oh ! quel bonheur pour moi, dit-elle ; je pourrai donc me confesser
avant de mourir ; je pourrai donc recevoir mes derniers Sacrements !
Elle s'est confessé, a reçu les Sacrements et après cela elle me disait :
Maintenant que le bon Dieu fasse ce qu'il voudra de moi, je ne crains
pas la mort. Oh ! que je vous suis reconnaissante de ce que vous êtes
venu jusqu'à moi pour préparer mon âme à paraître devant Dieu ! Ce sont
là les consolations du prêtre ; elles le dédommagent bien de ses peines
et de ses ennuis.
Le 28 je partis pour St. Augustin, résidence de Monsieur Andrew
Kennedy, marié à une femme née au pays des Esquimaux dont l'histoire
merveilleuse [p.95] est raconté dans la relation de Monsieur Ferland. Je fus obligé de parler anglais ; car personne ici ne parle le français. Il y a quatre autres missions où le missionnaire est obligé de parler anglais. Après avoir communié 7 personnes, fait 2 baptêmes et
béni un mariage, je partis le 30 pour la Baie de Chicataka où il y a une
famille. Je fus retenu deux jours en cet endroit par la brume et le
calme. Je considérai que ce calme venait très-à-propos ; car il me
fallait traverser la fameuse Baie des Rochers, qui devient furieuse et
extrêmement dangereuse pour les berges lorsque le vent souffle du large.
Mais à ce calme succéda un vent d'Ouest très-violent qui souleva de
nouveau les flots de la mer. Le 2 août au matin, le vent étant un peu
diminué, je me décidai à partir pour l'Ile Brûlée à une distance de 10
lieues. Tout alla bien tant que nous fûmes dans la Baie de Chicataka,
abritée par les Iles ; mais quand nous entrâmes dans la Baie des
Rochers, exposée au vent de la haute mer, il nous fallut lutter pendant
deux ou trois heures contre les flots soulevés comme des montagnes.
Tantôt nous montions sur les vagues d'où il nous semblait que nous
allions descendre perpendiculairement au fond de la mer ; un instant
après nous étions descendus si bas que nous perdions la terre de vue.
Nous fûmes donc heureux d'arriver aux Iles Herbées, où nous trouvâmes la
mer abritée de nouveau et redevenue calme. Comme mon pilote ne
connaissait pas précisément la position de l'Ile Brûlée, nous errâmes
longtemps dans ce labyrinthe d'îles, tantôt engagés dans des passes
étroites d'où il nous fallait revenir avec grande peine contre le vent ;
et tantôt nous dirigeant à pleines voiles vers une île où nous
apercevions une maison. Joyeux [p.96] d'arriver enfin,
nous allons vers ce point, en passant sur un haut-fond qui manqua nous
faire chavirer ; mais à notre grand désappointement, c'était l'Ile du
Vieux-Fort, habitée par une famille protestante. Heureusement là on nous
montra la route qu'il fallait suivre et une demi-heure après j'étais
chez Monsieur Léger Lévesque. J'arrivais presque au terme. Il ne me
restait plus que Bonne-Espérance, Belles-Amours et la Baie de Brador à
visiter avant d'arriver à Blanc-Sablon.
Ici à l'Ile Brûlée et dasn les trois postes que je viens de nommer
j'ai vu 11 familles catholiques, communié 24 personnes, baptisé deux
enfants et béni deux mariages. A Bonne Espérance et à Belles-Amours les
chefs de familles sont protestants ; mais je crois qu'ils ne sont pas
loin du royaume de Dieu. Il y a en outre dans cet endroit 12 à 15
familles protestantes que j'ai eu occasion de voir presque toutes et
chez lesquelles j'ai trouvé de bonnes dispositions. Je crois que si le missionnaire pouvait visiter cette place plus souvent et y faire un séjour plus long que je n'ai fait, il parviendrait à convertir ces pauvres familles hérétiques. Il est vrai que depuis
un an un ministre protestant réside au milieu d'elles ; mais son
ministère se réduit à peu de choses, et à mon passage j'ai vu plusieurs
hommes et femmes abandonner la prêche du ministre pour venir assister à
la messe et aux exercices de la mission. Je demandais à une femme
protestante pourquoi elle n'allait point chez son ministre. Je n'ai
point confiance en sa religion, dit-elle, car il ne croit pas à la
nécessité du baptême. J'arrivai le 6 chez Monsieur Labadie, à l'Anse des
Dunes, près de Blanc Sablon. Il y a une petite chapelle bâtie depuis [p.97]
deux ans pour la commodité des familles environnantes. Il y a 9
familles à l'Anse des Dunes, la Longue Pointe et Blanc Sablon. Au-delà
de ce dernier poste, à deux lieues de la chapelle, on compte sept ou
huit familles qui viennent tous les ans profiter des grâces de la
mission. Durant six jours qu'ont duré les exercices, j'ai eu la
consolation de communier 30 personnes, de faire faire trois premières
communions, de baptiser huit enfants et de bénir deux mariages.
Voilà, Monseigneur, le peu de bien que j'ai fait. Et pour résumer en peu de mots, j'ai fait 30 missions, visité 130 familles, communié 426 personnes,
fait faire la première communion à 21 enfants, confessé 89 petits
enfants, baptisé 34 enfants, plus trois adultes, béni 28 fosses
d'adultes et d'enfants décédés dans le cours de l'année, fait et béni 14
mariages et reçu l'abjuration de trois protestants. Votre Grandeur
pourra voir dans le tableau ci-joint le détail pour chaque mission en
particulier.
Je terminais mes missions le onze août, et le lendemain je prenais
passage pour mon retour à Québec, à bord de la goëlette du Capitaine
Nazaire Blais qui, par son aimable politesse, m'a fait oublier les
ennuis du voyage. Nous mîmes 12 jours à faire 9 lieues, tantôt retenus
par le vent contraire, tantôt occupés du chargement de la goëlette.
Enfin le 24 au matin, nous mîmes à la voile par un bon vent de nord-est
qui nous conduisit en six jours à Québec. Le 30 j'avais le bonheur de me
jeter aux pieds de Votre Grandeur et de lui faire connaître le résultat
de mes missions.
F.X. Plamondon, Ptre