Collectif. Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions qui en ont ci-devant fait partie, vol. 13, Québec, Ateliers J. T. Brousseau, avril 1859, 149 p. Disponible en ligne : http://books.google.ca/books?id=EFpNAAAAYAAJ&source=gbs_book_other_versions, consulté le 16 octobre 2012.
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MISSION DU LABRADOR
A Monseigneur l'Evêque de Tloa.
Monseigneur ,
Au mois de juillet dernier, Votre Grandeur me chargeait d'aller au secours du R.P. Coopman [1], O.M.I., tombé malade à Mécatina sur la côte du Labrador, et de continuer la visite des familles catholiques de cette partie du diocèse, si je le trouvais trop faible pour achever sa mission. Je suis heureux de pouvoir présenter un rapport sur le voyage que j'ai fait en vertu de cette commission, et de soumettre en même temps les renseignements que j'ai recueillis sur une partie si peu connue de notre pays. Une notice détaillée sur le Labrador pourra intéresser les membres de la Société de la Propagation de la Foi, et les engager à persévérer dans la belle oeuvre à laquelle ils prêtent leur secours. Il est consolant pour eux de connaître le bien auquel ils coopèrent ; et il est bon aussi qu'ils sachent combien il y a encore de champs dont la culture est négligée, dans l'héritage du seigneur. Par leurs prières et par leurs aumônes, les associés attireront les bénédictions célestes sur ces lieux presque abandonnés, et rendront plus abondants les secours spirituels dont ils ont besoin.
Je laissais Québec, le 20 juillet [1858], pour aller m'embarquer à Berthier sur la goëlette [sic] Marie-Louise, [p.65] prête à faire voile pour la côte du Labrador. Pendant cinq jours, un fort vent contraire nous empêcha de partir, et durant ce temps, je profitai de la bienveillante hospitalité de M. le curé de Berthier. Dans l'après-midi du 25, le capitaine Narcisse Blais me fit avertir que le vent devenant favorable, il était prêt à lever l'ancre ; et le même soir, nous laissions le quai de Berthier, en compagnie de plusieurs goëlettes qui, comme nous, avaient été retenues par le vent contraire. Le 29, nous entrions dans le port de Mingan, pour étayer notre mat de misaine, qui s'était rompu, pendant le gros temps de la veille. Le capitaine s'adressa à l'agent du poste, Monsieur Comeau, qui s'empressa de mettre à notre disposition tous les secours nécessaires pour réparer l'avarie.
Mingan, situé à cent-trente lieues de Québec, est un poste de traite tenu par la compagnie de la Baie d'Hudson. Les sauvages d'une partie de la côte s'y réunissent tous les étés, pendant la mission qu'y donnent les RR. PP. Oblats ; et après avoir arrangé leurs affaires spirituelles, ils s'occupent de leurs affaires temporelles, et échangent leurs pelleteries pour les objets qui leur sont nécessaires. Aujourd'hui cependant qu'ils peuvent facilement trafiquer avec les marchands forains, les revenus de la compagnie dans cet endroit ont dû considérablement diminuer. Les dépenses sont grandes, car outre les frais nécessaires pour l'entretien et la direction du poste, la compagnie paie une rente assez forte aux propriétaires de la seigneurie. D'après l'acte de concession, octroyé en 1661 au Sieur Bissot, la seigneurie de Mingan parait très-grande, puisqu'elle s'étend depuis le Cap Cormoran jusqu'à la rivière Kégashka et renferme ainsi près de [p.66] cinquante lieues de côtes : néanmoins elle produit peu de revenus pour ceux qui l'exploitent.
Le port de Mingan est très-sûr et très-commode ; les îles qui l'abritent permettent d'y entrer et d'en sortir avec tous les vents. Aussi y trouve-t-on toujours des goëlettes, qui viennent s'y réfugier dans les gros temps, ou bien y faire de l'eau et du bois. L'on y voit quelquefois réunis vingt-cinq ou trente bâtiments, appartenant aux ports des Etats-Unis, du Nouveau-Brunswick, de l'île Saint-Jean et de la Nouvelle-Ecosse. Les armateurs se rendent sur la côte pour la pêche de la morue, du hareng, du maquereau, et aussi pour y faire quelque trafic. Depuis peu, des familles acadiennes se sont fixées dans les environs de Mingan, et ont établi des pêcheries qui paraissent productives, s'il en faut juger par la grande quantité de morue étendue sur les rochers pour y sécher.
Peu de temps après la cession du pays aux Anglais, la rivière Saint Jean, dont l'embouchure est à quelques lieues au-dessus de Mingan, fut désignée pour servir de limite au Canada vers le Nord-Est ; dès lors les côtes de Mingan et du Labrador ainsi que l'île d'Anticosti furent annexées au gouvernement de Terreneuve ; mais par un acte passé la 6ème année du règne de George IV, les bornes du Canada ont été transférées de la rivière Saint Jean à une ligne s'étendant depuis Blanc Sablon jusqu'au 52e degré de latitude nord.
Grâces à l'obligeance de Monsieur Comeau, le mat brisé fut bientôt étayé ; et le 30, matin, nous levons l'ance et reprenons notre course, poussés par un fort courant qui nous aide beaucoup plus que le vent. Dans l'étroit canal entre les îles de Mingan et la terre ferme, la marée monte et [p.67] baisse assez régulièrement. On me dit que dans les grandes marées, le flot s'élève à douze pieds au-dessus des basses eaux : tandis que sur la côte de l'île d'Anticosti il ne s'élève guère au-dessus de six pieds, et seulement de cinq pieds sur celle du Labrador. A 7 lieues au-dessous du poste de Mingan, se trouve la Pointe aux Esquimaux, où une vingtaine de familles acadiennes se sont établies depuis trois ans.Elles viennent des îles de la Magdeleine, d'où elle se sont expatriées pour améliorer leur condition. Pêcheurs, agriculteurs et matelots, les acadiens ont fait un excellent choix en transportant leur résidence en ce lieu. Ici ils trouvent des terres cultivables, une mer abondante en poissons et en gibier ; à leur porte est le port des Esquimaux, complètement abrité par des îles ; et en arrière est un excellent pays de chasse ; tandis qu'aujourd'hui les îles de la Magdeleine n'offrent qu'une partie de ces avantages et sont beaucoup trop peuplées pour les ressources qu'elles présentent. ''Et puis, voyez-vous,'' me disait un des émigrés : ''les plaies de l'Égypte étaient tombées sur nous. Les trois premières sont venues avec les mauvaises récoltes, les seigneurs et les marchands ; les quatre autres sont arrivées avec les gens de loi. Du moment que les avocats ont paru, il n'y avait plus moyen d'y tenir.''
La côte de Mingan, ci-devant déserte, acquiert par l'immigration une population vigoureuse, morale et franchement catholique. Les hommes en général sont forts, robustes ; ils sont surtout de hardis navigateurs : les mères de famille sont bien instruites des vérités de la religion, et savent élever leurs enfants dans la crainte de Dieu. L'établissement de la Pointe aux Esquimaux possède des chevaux, des vaches, des moutons, [p.68] des cochons ; et après cinq ou six lieues de solitude qu'on vient de parcourir, l'on est tout surpris de tomber au milieu du mouvement et de la vie d'un village nouveau.
De Mingan au grand Nataskouan, l'on compte un peu plus de trente lieues. Dans toute sa longueur, la côte est bordée d'îles, au milieu desquelles sont des passages assez difficiles pour les goëlettes. Après avoir laissé la Pointe aux Esquimaux, nous prenons le large ; et ne pouvons ainsi voir les six ou sept habitations qui sont en deçà du petit Nataskouan.
Samedi, 31 juillet, nous avions dépassé le grand Nataskouan, quand un gros vent debout est venu nous arrêter et nous forcer à rétrograder. Le courant étant contraire aussi bien que le vent, notre capitaine se décide à se mettre à l'abri. La grande rivière de Nataskouan, à l'entrée de laquelle est un poste de la compagnie de la Baie d'Hudson, est devant nous ; mais la passe est difficile ; ce matin même une goëlette s'y échouait sous nos yeux. Le conseil assemblé décide qu'il vaut mieux retourner au hâvre [sic] du petit Nataskouan, à deux lieues plus haut. Une anse s'étend entre le grand Nataskouan et le port qui est formé par plusieurs îles et îlots, placés à l'embouchure de deux petites rivières. Une seconde colonie acadienne, venant aussi des îles de la Magdeleine, s'est établie depuis deux ans autour du port et sur les rivages de la baie voisine. Elle se compose de quinze familles, unies entre elles par les liens de la parenté ; d'autres parents et amis doivent bientôt les suivre dans leur pays d'adoption. Déjà un établissement de pêche et de commerce vient d'être formé auprès du port, par les Sieurs LaParelle, de l'île Jersey : et si l'on en juge par les commencements, cette entreprise aura du succès. Une [p.69] trentaine d'hommes venus de Berthier et des paroisses voisines sont employés, par la société LaParelle, à faire la pêche de la morue : et depuis l'ouverture de la navigation cette pêche a été fort abondante. Si la saison continue d'être aussi avantageuse pour la pêche, les maîtres et les employés seront amplement récompensés. Presque tous les hommes occupés sur cette grave pêchent au cent ; cela veut dire qu'on leur donne une somme réglée d'avance pour chaque centaine de morues, qu'on les nourrit, qu'on leur fournit des berges ; pour eux, ils donnent leur travail sur la mer et n'ont d'autre obligation que celle de déposer la morue au rivage. Sur la côte du Nord on n'emploie point le terme de grave, qui au Sud désigne un établissement de pêche où l'on fait sécher la morue ; ici on se sert du mot raing, qui vient peut-être de room, terme usité parmi les anglais.
Plusieurs hommes de l'équipage descendent à terre pour passer la veillée avec leurs amis les Cadiens, et les informer qu'il y a un prêtre sur la goëlette. Le lendemain étant un dimanche, la nouvelle est accueillie avec plaisir dans toutes les maisons de la petite colonie. Accoutumés, dans les îles de la Magdeleine, à vivre auprès d'un prêtre, les habitants de Nataskouan regarde comme une grande privation de ne pouvoir assister à la messe tous les dimanches, et jours de fête. L'arrivée d'un prêtre leur était d'autant plus agréable qu'ils s'y attendaient moins : car un mois auparavant les PP. Babel et Bernard avaient donné la mission en ce lieu, et les missionnaires ne devaient point revenir avant l'été suivant.
Le lendemain, premier d'août, quelques-uns des habitants, montés sur une berge, arrivèrent de [p.70] bonne heure à la goëlette pour m'inviter à leur donner la messe. C'était ce que je désirais faire : comme de descendais à terre, le patriarche du lieu, Victor Cormier venait au devant de moi pour me conduire à sa maison, où les missionnaires ont coûtume [sic] de s'arrêter et de dire la messe. Ils ne pouvaient faire un meilleur choix : car le père Cormier et sa femme sont extrêmement respectables, et se font remarquer par leur honnêteté et leurs bonnes manières. Quand j'arrivai à la maison de mon hôte, un de ses petits fils, gamin de cinq ou six ans, sur l'avis donné par sa grand'mère ''de faire serviteur à Monsieur le Curé,'' vint me faire un gentil salut à la matelote. Paul a déjà pris le costume et la tournure d'un marin ; son amusement favori est de grimper sur les genoux du grand père en se cramponnant à ses jambes, et imitant le les mouvements d'un matelot qui monte dans un hunier. Dans ces parages il faut être matelot et avoir appris à l'être de bonne heure, car la moitié de la vie d'un homme se passe sur l'eau, et c'est à la mer que les habitants de la côte doivent recourir pour obtenir les choses dont ils ont besoin, pour eux-mêmes et pour leurs familles. Dès le petit printemps il faut partir pour la chasse au loup-marin ; puis viennent les pêches de la morue, du hareng et du saumon, qui se succèdent de telle sorte que les hommes et les jeunes gens doivent être sur la mer, depuis le mois d'avril jusqu'à la mi-novembre.
La chasse au loups-marins, quand elle se fait le printemps, exige ordinairement des goëlettes, parce qu'il faut aller le faire au large, au milieu des grandes glaces flottantes. Au mois d'avril dernier, les deux goëlettes qui appartiennent aux habitants de Nataskouan partirent pour une [p.71] expédition de ce genre ; elles étaient montées par seixe hommes, dont un était fourni par chaque famille. Après une course de vingt lieues au large, les chasseurs aperçurent de grandes glaces s'étendant à perte de vue et couvertes de loups-marins. Dans une couple d'heures, les goëlettes sont amarrées aux glaces, et tous les hommes, armés de bâtons, descendent pour commencer l'oeuvre de destruction. Un seul coup assené sur le nez du loup-marin suffit pour lui donner la mort : aussi est-ce sur cet organe que se dirigent tous les coups des chasseurs. Ils ont le soin de commencer la tuerie par ceux qui sont les plus près de l'eau : cette précaution est nécessaire, car si quelques-uns de la bande se jetaient à la mer, tous les suivraient ; mais au contraire tant que ceux qui occupent les bords de la glace demeurent immobiles, les autres se contentent de les regarder sans faire aucun mouvement pour prendre la fuite.
La chasse, dans cette circonstance, fut si abondante, qu'au bout de deux jours, dix-huit cents loups-marins avaient été embarqués sur les deux goëlettes ; c'était tout ce qu'elles pouvaient porter. Il restait encore sur les glaces quelques milliers de loups-marins, qui paraissaient résignés à partager le sort de leurs compagnons massacrés ; mais il aurait été inutile de les tuer, puisqu'il n'y avait pas moyen de les emporter. Après une course de douze jours, les chasseurs rentraient en triomphe au port. Malheureusement, ils n'avaient pas assez de futailles pour recevoir autant d'huile, et ils ne purent pas tirer de leur chasse tout le profit qu'ils en devaient attendre.
Les maisons de Nataskouan sont propres à l'extérieur et à l'intérieur ; la bonne tenue qui y règne prouve que les habitants ont joui [p.72] d'une certaine aisance dans leur ancienne patrie. Avec les avantages que présente Nataskouan, ils s'y croiraient heureux, s'ils pouvaient obtenir la résidence d'un prêtre, ou du moins des visites plus fréquentes d'un missionnaire. Ils s'inquiétèrent de l'avenir de leurs enfants, qui vont être élevés sans recevoir d'autre instruction religieuse que celle que les parents pourront eux-mêmes donner. Dans l'espoir d'obtenir bientôt un missionnaire chargé de demeurer sur la côte, ils se proposent de bâtir une chapelle, à laquelle ils ajouteraient facilement un logement suffisant pour un prêtre et son serviteur. Dans le cas où Votre Grandeur jugerait à propos de placer un prêtre, pour desservir les habitations qui s'échelonnent depuis Mingan jusqu'au Cap de Wapitagun, point mitoyen entre les deux parties du Labrador, Nataskouan se trouverait à-peu-près au centre de la mission, et offrirait une population plus rapprochée et plus considérable qu'aucun autre poste de la côte, à l'exception de la Pointe aux Esquimaux.
Sur la pointe qui s'avance dans le havre, près de l'embouchure du petit Nataskouan, existe un plateau élevé d'une quarantaine de pieds au-dessus du niveau de la mer, et encore tout couvert de bois. Ce serait, il me semble, le lieu le plus convenable pour la chapelle ; placée en cet endroit elle serait visible du port et de toutes les parties de la baie. Ce sera un jour le point autour duquel se concentrera la population ; le magasin, où tous les habitants ont affaire, est tout près de là ; c'est à quelques pas, dans le port, que les pêcheurs viennent chaque soir mettre leurs berges en sûreté ; c'est de la que le prêtre pourra plus facilement surveiller les employés de la grave et les équipages des vaisseaux, qui s'arrêtent ici [p.73] en assez grand nombre. Il paraît donc plus avantageux que le prêtre soit placé dans un lieu où ses rapports avec ses paroissiens seront plus faciles, et où il pourra exercer une influence salutaire sur la population flottante, amenée chaque été par les vaisseaux.
On trouve autour de Nataskouan des forêts renfermant des sapins, des épinettes et des bouleaux. Ces arbres, les plus beaux dans l'intérieur du pays, n'atteignent pas une grande hauteur près de la mer. Les bois suffisent néanmoins pour fournir, outre le combustible, des pièces de charpente et de bons madriers. Comme sur le reste de la côte depuis la Pointe des Monts, le sol est ici sablonneux. Engraissé avec du varech ou du poisson, il produit facilement des pommes de terre des navets, des légumes. Les céréales y croissent rapidement, mais l'on n'a pu encore constater si le blé pourra mûrir ; l'orge et le seigle d'automne y réussiraient probablement. Les pois sauvages et une herbe particulière au pays croissent avec abondance et suffiraient pour nourrir les bestiaux dont on pourrait avoir besoin.
Près de la mer, se sont formées plusieurs rangées de dunes, qui ressemblent aux vagues soulevées par le vent. Si l'on creuse un trou entre ces dunes, il s'emplit aussitôt d'une eau claire et parfaitement douce. En passant à travers les sables, l'eau de la mer est filtrée et se décharge complètement du sel qu'elle tenait en solution ; plusieurs des puits qui servent aux besoins des habitants ne sont qu'à cinquante ou soixante pieds de la ligne des hautes marées ; et cependant l'eau y est aussi bonne et aussi fraîche qu'on la puisse désirer. Chacun peut avoir ainsi près de sa porte une source, qui ne saurait être épuisée, puisque la mer lui sert de réservoir.
[p.74] Moyennant ces avantages nombreux, rien n'empêcherait la population de Nataskouan de s'accroître et de s'étendre, s'il était possible d'obtenir des titres de concession de la part des seigneurs de Mingan ; jusqu'à présent les établissements ont été faits sans leur participation, et il est difficile de conclure des arrangements avec eux, car ils sont nombreux et dispersés en Angleterre, au Canada et aux Etats-Unis. En arrivant dans ce lieu, il y a deux ans, les colons se placèrent près du rivage, et après avoir mesuré l'étendue de grève que chacun se réservait, ils se mirent à l'oeuvre pour construire des habitations, avant la venue de l'hiver. Chaque lot a environ quatre-vingts ou cent pas de largeur sur une profondeur indéterminée ; avec la pêche, il suffirait pour faire vivre convenablement une famille laborieuse.
Il est de l'intérêt public que le gouvernement protège les colons qui viennent fertiliser de leurs sueurs ces côtes incultes et abandonnées. L'on parle beaucoup d'encourager les pêcheries, de former des matelots, d'empêcher les étrangers de profiter seuls des richesses du golfe Saint-Laurent. Eh bien ! sans aucun effort de la part du gouvernement canadien, et par suite de circonstances favorables, ces projets sont en voie de réalisation. Voilà une population vigoureuse, morale, formée aux durs travaux de la terre et de la mer, appartenant au pays, parlant la langue du pays, fermement attaché à la religion de la majorité des habitants du pays ; elle s'offre à mettre en valeur les pêcheries, à fournir de bons marins, à lutter pour conserver au Canada ses droits et ses privilèges contre les envahissements des spéculateurs des Etats-Unis. En retour, elle demande qu'on lui permette de s'asseoir paisiblement sur [p.75] les sables déserts du labrador, en face des grandes solitudes de l'océan, qu'elle se plait à parcourir ; elle désire qu'on lui assure le fruit de ses travaux et que de prétendus propriétaires n'aient pas le droit de venir troubler, lorsqu'elle aura donné une valeur réelle à cet établissement. Les seigneurs ont négligé de faire habiter les côtes de leur seigneurie, où ils n'ont pu y réussir ; le gouvernement a sans doute le droit de mettre lui-même à exécution les conditions imposées à tous ceux qui ont reçu de grandes concessions de terre ; et l'obligation de faire habiter les terres accordées en Seigneurie, est une des clauses qu'on trouve le plus souvent répétées dans les actes de concession. Il est désirable, il est nécessaire que la côte du Labrador soit habitée, afin que les vaisseaux qui suivent la route du détroit de Belle-Isle puissent trouver des secours dans le cas d'avaries ou de naufrage.
Les offices du dimanche étant terminés, je regagnai le vaisseau, malgré les pressantes sollicitations du père Cormier, qui voulait m'engager à demeurer chez lui. J'aurais bien volontiers accepté ses offres, mais je tenais à ne point retarder le départ de la goëlette, si le vent devenait favorable.
Le lendemain, 2 septembre, deux berges chargées de sauvages arrivent de grand matin au vaisseau. Ils viennent pour faire baptiser un enfant, et tous les intéressés se sont réunis avec leurs parents et leurs amis pour être présents à la cérémonie. Parmi les assistants est un chef, qui étale avec complaisance sur sa poitrine une médaille d'argent, portant l'effigie de la reine Victoria. Il me prête secours quand il s'agit d'obtenir les noms des parents et des parrain et marraine. Chacun d'eux me donne volontiers [p.76] son nom de baptême ; mais quand je lui demande son nom de famille, il me regarde en souriant, puis il se tourne vers ses compagnons, comme pour leur demander s'ils en savent quelque chose : et voilà tout. Sur les quatre noms de famille que je voulais savoir, je n'en pus obtenir qu'un seul. On m'apprit plus tard qu'ils ne tenaient pas beaucoup à ces noms, qui sont souvent une raillerie ou un opprobre, quoique dans leur bouche ils aient une apparence magnifique. Aussi dans ces circonstances solennelles, ne voulant point se clouer eux-mêmes l'injure au front, ils laissaient à leurs camarades le soin de parler ; et ceux-ci par délicatesse sourient et se taisent.
Ces sauvages se préparaient à remonter la grande rivière Nataskouan, qui s'avance fort loin dans l'intérieur du pays. Pendant l'automne et l'hiver ils feront la chasse, et ils ne redescendront à la mer qu'au printemps, pour aller au magasin et pour assister aux exercices de la mission. Ils emportent avec eux quelques sacs de farine ; le fusil leur procurera la viande. Le lièvre, la perdrix blanche, le caribou et l'ours, voilà ce sur quoi ils comptent pour passer l'hiver : mais si le gibier est rare, s'ils survient un accident au chasseur, la famine se déclarera dans la cabane ; et les enfants et les parents se suivront au tombeau, sans que personne autre en aît [sic] eu connaissance. Il n'est pas rare que des familles entières ou prequ'entières disparaissent ainsi pendant l'hiver, lorsque la petite provision de farine épuisée et que la chasse ne produit rien.
Dans l'après-midi de ce jour, nous pûmes laisser Nataskouan, et nous mettre de nouveau en route. De ce havre à Wapitugan il y a environvingt-cinq lieues : dans cette étendue de pays sont le [p.77] poste de Kégashka où se termine la seigneurie de Mingan, et où sont établies sept ou huit familles acadiennes, et ceux de Maskouaro, de la Romaine, de Coucoutchou, renfermant chacun une famille.
A Wapitugan, situé à vingt-sept ou vingt-huit lieues de Nataskouan, la côte qui, depuis Mingan, a couru de l'est à l'ouest, se replie vers le nord-est. Le pays change d'aspect : les îles deviennent plus nombreuses et bordent la côte sur deux ou trois rangs ; les arbres disparaissent, l'on ne rencontre plus que des broussailles, ou brousses selon le langage du pays. Ce sont des épinettes noires, blanches et rouges, des sapins, des bouleaux et des cormiers, qui s'élèvent à une hauteur de six ou sept pieds ; encore ne trouve-t-on ces arbres rabougris que dans les lieux les plus favorisés.
La côte du Labrador, depuis Wapitugan jusqu'à la baie de Brador, c'est-à-dire sur une longueur d'environ soixante lieues, est un lit de granit, dont les aspérités forment des collines et de petites montagnes sur la terre ferme, et des îles fort nombreuses dans la mer. Presque partout ces rochers se montrent nuds [sic] ; sur quelques points une mousse blanche et épaisse s'étend sur le roc et lui communique une teinte grisâtre ; ailleurs les mousses sont décomposées et en se mêlant avec le détritus des rochers ont formé quelques pouces d'un sol, dont les bruyères se sont emparées. En observant de loin la verdure dont elles revêtent la pierre, on croirait voir de magnifiques prairies, ou de beaux champs de blé encore en herbe ; mais de près, l'illusion est bien vite dissipée. En se pourrissant à leur tour les feuilles et les racines des bruyères finissent par former, dans les creux des rochers, une couche de terre végétable [sic] ayant de dix à douze pouces d'épaisseur. Quelques habitants industrieux ont [p.78] utilisé le terreau ainsi formé, en le ramassant et le transportant dans un lieu abrité : par ce moyen ils ont réussi à créer des jardins et des petits champs, où ils récoltent des patates et des navets. On concevra combien ce travail doit être pénible, si l'on considère qu'il n'y a pas de chevaux pour faire les charrois, et que tout doit être transporté à bras.
L'histoire du Labrador, n'est pas longue. Ce pays, à l'arrivée des Européens, était dans la possession des Esquimaux, qui soutenaient déjà et continuèrent longtemps après à soutenir une guerre assez vive, contre les Montagnais et les Souriquois ou Micmacs, habitants des côtes de l'Acadie, de la Gaspésie et de Terreneuve. Les Esquimaux qui semblent appartenir à la famille des Samoyèdes et des Lapons se défendaient courageusement ; mais quand les Français se mirent de la partie contre eux, ils durent céder peu à peu et se retirer sur la côte septentrionale du Labrador.
Les chroniques du nord de l'Europe nous portent à croire que dès les treizième et quatorzième siècles, les Norvégiens et les Danois avaient découvert dans leurs voyages les côtes de Terreneuve et du Labrador. En 1497, Jean et Sébastien Cabot, cherchant un passage vers les Indes, reconnurent l'Ile de Terreneuve et suivirent la côte septentrionale du Labrador. En 1500, le portugais Cortereal visita aussi les côtes du Labrador. Dès l'année 1504, des pêcheurs basques, normands et bretons y faisaient la pêche. Lorsque Jacques Cartier découvrit le fleuve St. Laurent, il rencontra vers la Baie des Rochers un vaisseau rochelois, qui cherchait le port de Brest, situé près de l'embouchure de la rivière Saint Paul.
[p.79] Abondante en poissons, cette mer continua d'être fréquentée, et le port de Brest devint le rendez-vous d'un grand nombre de pêcheurs français. Lewis Roberts dans son dictionnaire du commerce, imprimé à Londres en 1600, dit que c'était le principal poste de la Nouvelle-France, la résidence d'un gouverneur, d'un aumônier et de quelques autres officiers : que les Français en exportaient de grandes quantités de morues, des barbes et des huiles de baleine, ainsi que des castors et autres fourrures précieuses. Il ajoute que les Français entretenaient un fort à Tadoussac, pour y faire le trafic des pelleteries avec les sauvages. Il est difficile de déterminer ce qu'il y a de vrai dans l'assertion de l'auteur cité ; mais il est bien sûr que sur la baie de Saint Paul se trouvent des ruines qui ont conservé le nom de Vieux Fort. Le même nom est donné à ce lieu dans les cartes attachées à l'histoire du Canada par Charlevoix.
Quand la colonie de la Nouvelle-France eut commencé à s'affermir, des compagnies, à la tête desquelles étaient les sieurs Aubert de la Chesnaye et riverin, obtinrent des concessions de terres sur la côte du Labrador, au nord de Blanc-Sablon. Peu de temps après, le sieur LaGardeur de Courtemanche était mis en possession de la baie Phélypeaux, aujourd'hui nommée la baie de Brador ; et le sieur Amador Godefroy de Saint Paul obtenait cinq lieues de côtes, de chaque côté de la grande rivière des Esquimaux, à laquelle il donna le nom de Saint Paul, et qui est aujourd'hui appelée Rivière aux Saumons.
Dans les limites de la seigneurie du sieur de Saint Paul, se trouvait renfermé l'ancien port de Brest. Le but des concessionnaires, tel qu'il est exprimé dans leurs demandes, était de faire ''la [p.80] pêche des molues, baleynes, loups-marins, marsouins et autres.'' Les héritiers des premiers acquéreurs continuèrent la même pêche, et dans un tableau des produits du Canada, pour l'année 1744, l'on trouve que plusieurs milliers de barriques d'huile avaient été en cette année exportés du Labrador.
Sous le gouvernement britannique toutes ces pêcheries passèrent à des marchands anglais et écossais qui employaient un certain nombre d'hommes pour faire la pêche et la chasse. Le chef de la dernière compagnie qui fit valoir ces postes fut le sieur Adam Lymburner, alors un des premiers marchands de Québec.
Il y a quarante ans, l'on ne rencontrait pas sur la côte une seule femme d'origine européenne ; les six ou sept postes du Labrador ne renfermaient que des hommes, presque tous originaires de Berthier. Ils étaient célibataires ou avaient laissé leurs femmes dans leur paroisse natale. Plusieurs, ayant réussi à faire des épargnes et ayant reconnu quelque lieu avantageux pour la chasse ou pour la pêche, s'y bâtirent des demeures et commencèrent à travailler pour leur propre compte ; la femme et les enfants venaient bientôt après occuper la maison et aider aux travaux du chef de la famille. Les premiers arrivés attirèrent quelques-uns de leurs parents ou de leurs amis ; et ainsi se sont établies une quarantaine de familles canadiennes, venues des environs de Québec. Les femmes sont encore bien moins nombreuses que les hommes, de sorte qu'il est presque impossible pour une famille d'obtenir une servante ; aussi si une femme est malade, elle doit avoir recours à sa voisine. Or les maisons étant à cinq ou six milles, l'une de l'autre, la voisine qui vient servir de garde-malade [p.81] doit amener avec elle tous ses enfants, s'ils sont en bas âge. Pour la raison ci-dessus donnée, la rareté des personnes du sexe, il arrive que les filles se marient fort jeunes, souvent même avant l'âge de quinze ans.
A peu près trente familles parlent la langue anglaise ; parmi elles une dizaine sont catholiques et les autres protestantes. Quelques-unes comptent parmi leurs ancêtres des Anglais, des Ecossais, des Irlandais, des Jersiais, des Français et des Esquimaux.
La langue française est le plus généralement répandue dans la partie supérieure du Labrador, depuis Mingan jusqu'à Saint Augustin ; elle est aussi ordinairement en usage à Blanc-Sablon ; mais depuis Saint Augustin jusqu'à la baie de Brador, on parle habituellement l'anglais. Beaucoup d'habitants de la côte se servent facilement des deux langues.
On rencontre peu de Montagnais ; ceux qui paraissent dans ces quartiers pendant quelques semaines ne font qu'y passer, pour se rendre à leurs quartiers d'hiver et en revenir par les rivières d'Itamamiou, de Saint Augustin ou des Saumons. Quant aux Esquimaux, j'en ai vu trois ou quatre, qui vivent à l'Européenne ; tous les autres se sont retirés vers le Nord. Ils ont néanmoins laissé dans le pays des traces de leur passage : les noms de lieux, la manière de faire la pêche et la chasse, les coutumes viennent en grande partie des Esquimaux : les voitures, les harnais des chiens, les fouets sont les mêmes dont se servent les Esquimaux. L'on a fait preuve de sagesse en conservant ces coutumes des anciens habitants, car elles conviennent au climat et à la nature du pays.
[p.82] En laissant Wapitugan, j'entrais dans les limites de ma mission. La Marie Louise devant s'arrêter à presque tous les postes pour y débarquer des provisions, j'étais assuré de rencontrer le P. Coopman ou du moins, s'il était reparti, d'apprendre qu'elle étaient les maisons qu'il n'avait pu visiter ; car je ne savais encore où il me faudrait débarquer. A la Pointe à Morier et à Watakayastic, on nous informa que la maladie du Rev. P. avait été très-grave, qu'après avoir été retenu une quinzaine de jours au Petit Mécatina, sa santé s'étant un peu rétablie, il avait pu partir avec l'espérance de continuer sa mission. Le 4, nous nous arrétions [sic] à Natagamiou, tout près d'une chute que fait la rivière de même nom en se jetant dans la mer. La cascade est si forte que le saumon ne peut la remonter ; aussi sce poste ne vaut-il rien pour la pêche au saumon. Le propriétaire de Natagamiou a la seule vache qui se trouve entre Wapitugan et Blanc-Sablon ; il en retire peu de profit, car de huit à dix lieues à la ronde, on envoie chercher chez lui du lait, pour guérir toutes les maladies imaginables : un tel service ne se refuse jamais et est toujours rendu gratuitement.
A la Tête à la Baleine nous mettons à terre un passager, qui vient s'essayer aux travaux du pays. Cette île est un rocher à peu près nud ; cependant le sieur Kenty, qui s'y est établi, vit fort convenablement ainsi que toute sa famille, avec les produits de la pêche du loup marin, de la morue et du hareng.. Au commencement du mois d'Août [sic], il avait déjà près de trente mille morues, et le poisson était encore abondant. Il a aussi sû [sic] utiliser le peu de terre qui se trouve sur l'île, la ramassant et la transportant près de sa maison, pour y former un petit champ. La culture lui a déjà [p.83] fourni des navets et des pommes de terre, dont il a pu vendre une partie, après avoir fait la provision nécessaire pour sa famille.
La mission, nous dit-on ici, n'a pas été donnée à la Tabatière. En laissant la Tête à la Baleine, nous franchissons un étroit passage au milieu des îles et nous cotoyons [sic] le pied du Gros Mécatina, morne élevé, qui sert d'amarque aux vaisseaux arrivant de la haute mer sur la Côte du Labrador. Sa cime est couverte de fumée. Selon ce qu'on nous dit, le feu, mis dans les broussailles et dans la mousse par des voyageurs imprudents, s'est étendu sur toute la montagne et a ensuite pénétré dans les terres, détruisant sur son passage la maigre provision de bois qui servait au besoin des habitations environnantes. Comme la sécheresse règne depuis longtemps, l'on craint qu'il ne soit porté au loin ; il causerait un double dommage, en détruisant le bois, si précieux dans ces lieux, et en éloignant le gibier. L'on est tout étonné de s'apercevoir, sur les flancs noircis de la montagne, des ravines encore pleines de neige. Malgré les flammes de l'incendie, malgré les chaleurs du mois d'août, l'hiver a laissé les traces de son passage, non-seulement sur la terre, mais encore sur la mer, car à une lieue de distance une énorme glace miroite au soleil, en se balançant lourdement sur les vagues.
Le poste du Gros Mécatina est ancien, et il y a un siècle, était un des plus productifs du Labrador ; en 1744 la veuve Pommereau, à qui il appartenait, en retirait 451 barriques d'huile, tandis que le poste de la baie Phélypeaux n'en fournissait que 390 au Sieur de Brouague. Il a perdu de sa valeur aujourd'hui et cependant les quelques familles qui y demeurentn'ont point de raison de se plaindre de leurs pêches. Dans une des [p.84] baies voisines, la baie des Bateaux, on trouve beaucoup d'huitres connues sous le nom de palourdes et dont les coquilles sont fort belles : elle vivent cachées dans le sable, et pour les en tirer il faut se servir de la pelle ou de la pioche. Elles sont, dit-on d'un goût excellent.
Nous nous dirigeons vers la Tabatière, où je dois laisser la goëlette pour donner une mission. La Tabatière est la métropole du canton ; située à mi-distance entre les deux extrémités de la mission, elle renferme dans un rayon de trois lieues douze familles catholiques. Aussi à un mille du port de la Tabatière dans la baie Rouge, a-t-on élevé une chapelle, destinée à l'usage de ce noyau de fidèles. La raison qui a porté à mettre la chapelle à une telle distance du port peut servir à donner une idée du pays : c'est le seul endroit où il y ait assez de terre pour placer un cimetière ; et encore ce cimetière a-t-il à peine un quart d'arpent en superficie.
Le poste de la Tabatière a été établi par le feu sieur Samuel Robertson que monsieur Lymburner désira favoriser après avoir abandonné le commerce du Labrador. Ecossais de naissance, monsieur Robertson apportait aux affaires l'intelligence et la persévérance qui distinguent ses compatriotes. Après avoir reconnu les avantages qu'offrait le port de la Tabatière, il le choisit pour y établir une grande pêcherie ; les loups-marins alors étaient si nombreux dans ces parages que dans un seul automne on en a pris en ce lieu plus de quatre mille. D'un caractère un peu excentrique, il tentait par fois des entreprises qui lui plaisaient par leur singularité. Ayant remarqué que les baleines, en remontant, suivaient assez souvent une passe enter deux îles, il crut pouvoir les arrêter, ou du moins les embarrasser dans leur [p.85] course, en tendant un rets monstre dans ce détroit. Il fit préparer avec un soin particulier ce filet d'un genre nouveau. Les mailles, ayant une grande ouverture, étaient formées avec de gros cables [sic] capables de résister à une forte tension ; des barriques vides servaient de flottes ; de puissantes amarres destinées à tendre le rets et à le maintenir en place étaient attachées à des ancres qu'on avait enfoncées dans les fissures du roc. Monsieur Robertson avait eu la précaution de prendre à son service pour l'hiver des harponneurs et des matelots accoutumés à poursuivre la baleine. Il espérait qu'en suivant sa route accoutumée, la baleine irait se heurter contre le filet ; les harponneurs devaient alors profiter de la situation, et aller donner le coup de mort au malheureux poisson embarrassé dans les plis du filet. Les pêcheurs connaissant un peu le vigoureux lutteur à qui ils avaient affaire, représentèrent que toutes les amarres retenant un côté du filet devaient être assez faible pour se briser au premier choc ; qu'en cédant ainsi sur un point il serait moins exposé à être rompu et s'enlacerait plus sûrement autour de la baleine ; que si les deux bouts étaient également solides, la baleine ferait une trouée complète et continuerait sa route. Le conseil était trop sage pour être adopté ; et la conséquence fut que la première baleine passa à travers le filet, le laissant dans un état déplorable. Il fallut le lever sans mot dire, et depuis cette tentative, l'on a renoncé à prendre les baleines avec des filets.
Je fus reçu chez une des cinq familles qui demeurent dans le voisinage immédiat de la Tabatière ; et je pus, le même soir juger de l'hospitalité qu'on exerce sur la côte et dont j'avais entendu parler à plusieurs reprises. En [p.86] effet pour le souper, une dizaine d'hommes se présentaient à table et s'y plaçaient sans façon ''Combien employez-vous donc d'hommes ?'' demandai-je à quelqu'un de la maison. ''Nous n'avons que trois hommes.''-Mais d'où viennent tous vos convives?-Les uns appartiennent aux postes voisins ; les autres sont arrivés par une goëlette et s'en vont à la pêche du hareng vers Blanc Sablon.-Les connaissez-vous tous?-Pas tous ; mais quand un étranger arrive, il a sa place à table ; c'est la coutume. Dix étrangers resteraient une semaine toute entière dans une maison, qu'on ne leur ferait pas voir que leur visite est un peu longue.
L'hospitalité se pratique même en l'absence des maîtres de la maison. Pendant la pêche du saumon, quelques familles laissent leur demeure ordinaire pour aller en occuper une autre sur les bords de la rivière Saint Augustin ou de quelque autre rivière. En partant on laissera des provisions, quelquefois même de l'argent, et les portes resteront ouvertes, de manière que les voyageurs y puissent entrer et prendre les choses dont ils ont besoin. Jusqu'à présent personne n'a abusé d'une si louable coutume ; mais le temps est arrivé, où à cause du grand nombre d'étrangers qui fréquentent la côte, il ne sera plus possible de la maintenir.
Il est à remarque que chaque famille a ordinairement deux maisons : la maison du large et la maison de terre. La maison du large est placée sur une île, ou au bord de la mer si elle est sur la terre ferme. C'est la demeure ordinaire de la famille pendant la plus grande partie de l'année ; elle est toujours dans l'endroit où les pêches du loup-marin, du hareng et de la morue se peuvent faire plus facilement. La maison de [p.87] terre est occupée pendant la pêche du saumon, qui se fait dans les rivières. D'autres en possèdent une troisième pour l'hiver afin d'être plus rapprochés du bois : car il arrive que la maison du large se trouve à quatre ou cinq lieues de l'endroit où l'on prend le bois.
En général les maisons ordinaires sont propres et assez grandes pour être partagées deux ou trois chambres. Les meubles ne sont pas riches, mais l'on y trouve tout ce qui est nécessaire. Les marchands qui viennent d'Halifax, parcourent la côte sur des goëlettes et fournissent à un taux raisonnable les provisions et les marchandises qui, à l'exception des farines et du lard, sont à meilleur marché qu'à Québec. En retour ils reçoivent les huiles, le poisson et les pelleteries. Ils s'en tiennent ordinairement au troc, et ne donne d'argent que dans les cas extraordinaires. Ce commerce ainsi conduit est fort lucratif dans le pays. C'est sur la côte du Labrador que le sieur Daniel Cronyn, un des plus riches marchands d'Halifax, a fait une fortune considérable, suivant tous ceux qui le connaissent. Il passait de poste en poste sur une goëlette, distribuant des marchandises et recevant le saumon, l'huile, les peaux de loups-marins et les riches fourrures des planteurs : je dois employer ce nom de planteurs que se donnent les habitants de la côte, quoiqu'il n'y en aît [sic] que deux ou trois qui plantent des pommes de terre. Les marchands de Québec ont eu moins de succès : pendant bien des années feu sieur Victor Hamel a fait un commerce étendu avec les Labradoriens : il en a retiré assez peu de profit, mais beaucoup d'honneur. Partout je l'ai entendu louer pour son honnêteté et son obligeance. Aujourd'hui peu de Canadiens font le commerce au Labrador ; l'on prétend que leurs marchandises [p.88] sont à prix trop élevé et que, pour la plupart des produits du pays, le marché de Québec ne vaut point celui d'Halifax.
Le 5 août, le lendemain de mon arrivée, je me rendis à la chapelle qui est très-propre ; elle est couronnnée par un petit clocher, qui attend encore une cloche ; derrière le choeur est une sacristie, qui peut servir de résidence temporaire au missionnaire, pendant les quelques jours de sa visite en été. Le site tout-à-fait solitaire est propre à l'étude et à la méditation ; on n'y entend d'autres sons que le chant des oiseaux et le bruit de la vague qui vient déferler sur le sable du rivage. Là, pendant quatre jours je donnai matin et soir les exercices de la mission, et tous, enfants et adultes, y assistèrent régulièrement. Je pus aussi préparer plusieurs jeunes gens à faire leur première communion. Le dernier jour, qui était un dimanche, la congrégation était au grand complet ; car aux habitants du lieu s'étaient jointes plusieurs familles sauvages se rendant à la rivière Saint Augustin.
Entre les offices du matin et ceux du soir, je trouvais du temps pour lire et pour explorer les mornes voisins ; dans ces promenades je pus à loisir étudier la botanique du pays ; elle renferme surtout des bruyères et de splantes alpines, qui croissent dans les crevasses des rochers, ou au milieu des lits d'une longue mousse blanche. Les arbustes les plus communs, sont : le thé du Labrador, ledum palustre, qui répand une odeur aromatique, lorsque l'on broie ses feuilles veloutées ; un bouleau nain à feuilles rondes, betula glandulosa ; la petite épinette noire, qui se traîne sur les rochers et dont les feuilles infusées dans l'eau chaude fournit un breuvage préféré au thé [p.89] par les planteurs ; on en fait aussi une bière meilleure que la bière d'épinette grise.
Les fruits, ou, comme on les nomme dans le pays, les graines sont en abondance : l'on trouve deux sortes de bluets [sic] ; trois espèces d'atocas ; les mures rouge du rubus arcticus qui porte des fleurs cramoisies ; les baies de l'arbutus alpinus, en anglais fox berry ; les graines de corbijaux, noires et rouges, empetrum nigrum et empetrum rubrum, nourriture favorite des oiseaux dont elles portent le nom. Au mois d'août les corbijaux arrivent tout amaigris ; il dévorent avec avidité les baies de l'empetrum ; et au bout de quelques semaines ils ont acquis un embompoint tel qu'ils ont peine à voler. Mais le fruit du pays, par excellence, est une mure jaune, rubus chamemoru, nommée chicoté par les sauvages et les français, et baked-apple par les anglais. Ce fruit est estimé non-seulement par les hommes, mais encore par les chiens et par les ours qui en sont très-friands ; elles sont mises à bien des sauces, mais elles serent surtout aux provisions de confitures, que les ménagères préparent pour l'hiver. Je dois ajouter à la liste de fruits, les groseilles rouges et violettes, les petites poires, amelanchier canadensis, et les framboises qui sont rares. Quant aux fraises si communes dans les environs de Québec, je ne crois pas en avoir trouvé sur la côte du Labrador.
Le 6, en retournant le soir à mon logis, je pus juger par mes yeux de l'abondance du poisson dans cette mer. J'avais dans le cours de la journée remarqué plusieurs berges qui se suivaient lentement, visitant les baies et les anses. Chacune était conduite par six rameurs ; debout sur l'avant se tenait immobile un matelot, qui sondait de ses regards le fond de la mer.
[p.90] Ces berges étaient à la recherche d'un banc de harengs ; elles appartenaient à une goëlette mouillée à deux lieues de là, près du Gros Mécatina. Deux heures plus tard, leur grande seine, longue de plus de 500 brasses, avait été lancée à l'eau et enveloppait une masse épaisse de harengs. Les deux bouts de la seine ayant été tonés vers la terre, on les y avait amarrés, et avec de petits filets l'on mettait le poisson à sec sur le rivage. La prise était évaluée à quatre ou cinq-cents quarts. Comme le vent du nord-est commençait à souffler avec violence, les embarcations du voisinage furent mise en réquisition, et à mesure qu'on en avait chargé une on la dépêchait vers la goëlette. Par malheur, une des berges trop lourdement chargée fut couverte par une mer, vis-à-vis de la Baie Rouge, et les deux pêcheurs qui la conduisaient furent emportés par la vague. Leur perte était assurée, si leurs compagnons n'avaient volé à leur secours sur de légères embarcations ; l'un et l'autre furent retirés à demi-morts et ne comptant plus revoir la terre. On les transporta dans une maison voisine, où les soins les plus empressés leur furent prodigués avec tant d'efficacité, que le lendemain ils étaient prêt à reprendre leur pénible travail. Cependant comme la force du vent continuait à augmenter, il fallut mettre la seine en état de résister à la mer, au moyen d'ancres et de forts cables ; pendant la nuit, tous les pêcheurs restèrent sur pied, prêts à couper les amarres, à ouvrir la seine et à la retirer de l'eau, si elle était en danger de se rompre. Le soir, un véritable ouragan se déchaîna ; les vagues venaient se briser avec fureur contre les rochers, et s'élevaient en masses d'écume à une hauteur de plus de vingt pieds. La mer et le vent semblaient devoir tout balayer ; [p.91] mais l'abri avait été si bien choisi et les mesures si soigneusement prises pour prévenir les accidents, que durant trois jours de gros temps la seine résista à la pression du dehors et aux mouvements du dedans ; car les pauvres prisonniers cherchaient à rompre les murailles de la géole.
Le dimanche après midi, (8 août), je terminai la mission après avoir recommandé aux habitants de se conserver soigneusement dans la grâce de Dieu. Avant onze ou deuze mois, fussent-ils aux portes de la mort, ils ne pourront obtenir les secours de la religion, le prêtre le plus voisin se trouvant sur la côte de Gaspé, à plus de cent lieues de distance.
Je partis le même soir de la Tabatière, avec Monsieur François Lévêque, maître du poste de la Grosse-Ile de Mécatina, pour aller donner la mission à sa famille. Quoique le vent fût faible, nous franchîmes dons une heure les deux lieues que nous avions à faire. Les berges dont on ne sert sur totue la côte demandent peu de vent, car elles sont légères et portent une forte voilure ; si le temps se fait gros, l'on est prêt à prendre deux ou trois ris dans les voiles. Toutes ces berges sont construites au Massachuset [sic] et viennent surtout de Newburyport, près de Boston ; elles coûtent ordinairement de quinze à seize louis lorsqu'elles ont leur voilure. On ne bâtit point au Labrador, le bois étant trop rare et trop éloigné. C'est tout différent sur la côte de Gaspé, où beaucoup de pêcheurs construisent eux-mêmes leurs berges et en font pour les autres. Les berges de Gaspé sont grandes, fortes et si propres à résister à de gros coups de vent, que les pêcheurs Gaspésiens ne craignent point de s'en servir pour traverses du Cap des Rosiers à la pointe de l'Est d'Anticosti ; c'est une distance de trente lieues en pleine mer. [p.92] Les berges américaines courent mieux dans le vent et sont préférables pour louvoyer ; mais elles sont moins sûres et exigent plus de précautions conter les accidents. Si l'eau passe par dessus les carreaux, elles s'enfoncent et disparaissent sous l'eau ; celles de Gaspé au contraire tournent sous voiles et surnagent presque toujours. Aussi les pêcheurs de Percé, de Douglastown et du Cap des Rosiers ne craignent point d'exposer leurs berges à chavirer, car ils savent qu'ils pourront se réfugier sur la quille.
La Grosse-Ile est un rocher ayant une longueur de quatre ou cinq milles ; élevée et avancée à la mer, on l'aperçoit de loin dans toutes les directions. Ses rochers, ses grèves et ses baies sont riches en gibier. Au moment où nous y arrivons, des oiseaux s'agitent de toutes parts autour de nous : plusieurs familles de jeunes moignacs s'enfuient sur l'eau, ayant les ailes encore trop faibles pour voler ; les goddes, penguins en miniature, et les cormorans nous adressent des injures du haut de leurs rochers ; des goëlands [sic], des corbeaux beaucoup plus gros que nos corneilles, des hibous [sic], des chouettes tournoient en poussant des cris d'inquiétude.
L'île possède deux beaux ports où les plus gros vaisseaux peuvent se mettre à l'abri : dans l'un, les goëlettes baleinières ont coutume de se rendre pour dépecer les baleines qu'on vient de tuer ; sur l'autre sont établis les fourneaux et les fonderies. C'est sur la baie qui forme le second port que sont les maisons et les autres bâtiments de monsieur Lévêque ; c'est aussi dans cette baie qu'il tend, pour prendre les loups-marins, deux rèts dont chacun a 300 brasses de longueur, sans compter les annexes. L'année dernière, il a pris deux-cent-huit loups-marins, valant plus de deux [p.93] cents louis. C'est assurément un retour avantageux, pour une pêche qui ne dure que deux ou trois semaines. Mais il faut remarquer qu'une pêcherie ou échouerie de loups-marins entraîne bien des dépenses, les frais de premier établissement, en filets, ancres, berges, s'élevant à trois ou quatre cents louis. Viennent ensuite les dépenses annuelles pour l'entretien et le renouvellement de ces objets, ainsi que pour payer les employés. Il faut ordinairement quatre hommes pour pour compléter l'équipage des berges. Quoique la pêche ne dure que trois semaines , il faut garder ces employés depuis le mois de septembre jusqu'au commencement de mai. Ils reçoivent ordinairement une part convenue dans les profits de la pêche, et le maître de l'échouerie est tenu à les nourrir et à les loger. Pendant le reste de l'hiver et du printemps, on les occupe comme on peut, soit à charroyer le bois de chauffage, soit à faire la chasse sur la terre ferme. Ainsi les profits sont réellement bien moindres qu'ils ne paraissent à première vue ; tels qu'ils sont, ils suffisent cependant pour récompenser le propriétaire dans les années ordinaires.
Il s'agit ici de la pêche d'automne ou d'hiver, qui est différente de celle du printemps dont j'ai déjà parlé. Vers la fin de novembre, les loups-marins commencent à remonter vers le fleuve Saint Laurent ; ils vont rencontrer les glaces flottantes, sur lesquelles ils se tiendront pendant l'hiver. Comme ils suivent la côte et les îles, la pêche d'automne se fait prêt de terre ; de grands rets, garnis d'annexes ou ailes rentrantes, sont tendus dans les passages étroits et dans les baies. Les ailes sont placées de manière qu'en suivant les rets, les loups-marins s'engagent dans une espèce de cul-de-sac, qui ne leur présente point [p.94] d'issue pour sortir. La pêche commence vers le milieu de décembre et se finit vers le huit ou le dix de janvier ; étant ainsi faite dans la plus rude saison de l'année, les pêcheurs ont beaucoup à souffrir du froid, des glaces et des neiges. Sur les échoueries ordinaires, l'on prend, en terme moyen, de cent cinquante à deux cent cinquante loups-marins, que l'on évalue à un louis pièce ; la peau vaut de quatre à cinq chelins et l'huile de dix à vingt.
Il y a plusieurs espèces de loups-marins dans les eaux du Labrador ; on les distingue par la taille, par les habitudes, par le poil et par la conformation de la tête. les plus gands sont les Wastics qui ont jusqu'à treize pieds de longueur. Les Wabishtouis sont aussi fort gros ; la ressemblance de leurs traits avec ceux des esquimaux a donné naissance à la tradition, qui porte que les Esquimaux sont descendus d'un couple de Wanishtouis ostracisés par la tribu. L'espèce la plus commune de loups-marins est le phoca groendlandica, nommé harp seal par les anglais. Voici ce qu'en dit le sieur Samuel Robertson, dans un mémoire présenté par lui à la Société Littéraire et Historique de Québec.
''Cette espèce de loups-marins se trouve depuis le fleuve Saint Laurent jusqu'à la mer glaciale... Ils ont jusqu'à sept pieds de longueur et quatre pieds de tour. Quand ils sont arrivés à leur entier développement, vers l'âge de trois ans, ils ont la tête noire et portent sur chaque côté une bande noire depuis les épaules jusqu'à la queue ; le reste du corps est blanc. Ils sont très-nombreux et forment la principale nourriture des Groenlandais et des Esquimaux. Avec des rets on les prend en grand nombre sur els côtes du Labrador et de Terreneuve ; on les tue aussi sur [p.95] les glaces flottantes. Ces amphibies sont errants, voyageant vers le nord durant l'été et fréquentant le golfe et les bancs de Terreneuve pendant l'hiver. Dans les mois de février et de mars, les femelles montent sur une glace flottante et y donnent naissance à leurs petits ; la portée est d'un petit pour l'ordinaire, mais quelquefois de deux ou même de trois. Les mères les abandonnent immédiatement ; quelquefois, mais bien rarement, elles les allaiteront pendant un jour ou deux. En venant au monde, le jeune loup-marin est de la grosseur d'un chat et pèse de quinze à vingt livres.''
Malgré l'immense destruction de ces animaux, leur nombre semble à peine décroître ; ils forment une des principales sources de revenus pour les habitants du Labrador, d'une partie de Terreneuve et des îles de la Magdelaine. Les peux vertes sont vendues aux traiteurs, au prix de quatre à cinq chelins ; assez souvent elles servent de monnaie dans les marchés qui se font entre les planteurs. Lorsqu'elles ont été bien préparées, elles sont employées pour harnais à chiens, bottes, mitaines etc. La chair salée sert, avec la viande de baleine, à nourrir les chiens pendant une grande partie de l'année. Sous ce rapport, le loup-marin est d'une grande importance pour les planteurs, car s'ils en manquaient ils ne pourraient nourrir leurs chiens ; et sans les chiens, qui tiennent lieu de chevaux dans les voyages et pour les charrois, la côte serait inhabitable pendant l'hiver. Le pays en effet ne fournit point assez de fourrages pour la nourriture des chevaux, qui d'ailleurs seraient inutiles au milieu des neiges et sans chemins battus.
Chaque famille garde ordinairement huit ou dix chiens, qui pendant l'été n'ont qu'à manger, [p.96] flaner [sic] et se quereller. Pendant l'hiver, l'état des choses est bien changé : il leur faut renoncer au far niente, et se soumettre à de rudes fatigues.
Le chien esquimaux a servi de base à toutes les familles de chiens au Labrador ; dans quelques localités, la race esquimaux a été croisé avec d'autres races ; ailleurs elle a été conservée pure et sans mélange. Le vrai chien esquimaux est de forte taille ; sa robe est blanche avec quelques taches noires ; il a le poil long, les oreilles pointues, la queue touffue et relevée ; il n'aboie point, mais pousse des cris courts et étouffés qui semblent être des essais d'aboiement. Il ressemble d'une manière frappante au loup du pays, ou plutôt, c'est le loup réduit à l'état domestique : assez souvent, on a vu des loups au milieu d'une troupe de chiens esquimaux, s'amusant à jouer avec eux ; et les deux familles s'allient quelques fois ensemble.
Si les chiens esquimaux ne savent point aboyer, en revanche ils sont habiles à hurler : chaque soir, autour des maisons, ils donnent un concert au profit des dormeurs. Un vieux chien commence ordinairement à donner le ton, avec sa voix de basse-taille ; puis viennent les tenors [sic] ; et enfin les jeunes chiens se joignant con amore, aux anciens de la troupe, un choeur de musique infernale continue ses lamentations jusqu'à une heure avancée de la nuit. Malheur au dormeur qui n'est pas encore accoutumé à ce vacarme ! Quant à ceux qui y sont habitués, ils n'en sont aucunement dérangés. Les hurlements sont répétés par les meutes des environs. Durant une nuit passée à bort d'une goëlette dans la Baie de Bonne Espérance, autour de laquelle sont dispersées quatre ou cinq habitations, nous fûmes régalés jusques [sic] après minuit, des hurlements d'autant de [p.97] corps de musiciens. Parfois la chanson se commence par quelque chien exilé de la bande. A la Tabatière, chaque matin, en me rendant à la chapelle vers cinq heures, je rencontrais, sur un morne écarté, un vieux solitaire de cette espèce. Je le trouvais ordinairement couché sur la mousse ; à mon approche, il se levait, secouait son poil hérissé ; et sur trois pattes, car l'une des quatre était toujours hors d'état de faire le service, il décrivait un cercle pour éviter ma rencontre. Quel crime expiait-il ? c'est ce que je n'ai pu savoir. Trois mois auparavant un meurtre. le meurtre d'un chien jeune et vigoureux, avait été commis en ce lieu. Qui sait ?-Eh bien ! tous les soirs, le vieux se rendait fidèlement sur une pointe de rocher qui s'avance au-dessus de la mer, et soit qu'il eût l'âme poétique, ou que le souvenir d'un crime lui rongeât le coeur, il attendait, morne et silencieux, le lever de la lune. Au moment où elle se montrait, il poussait un hurlement digne des chiens chantés par Ossian.-Le premier cri restait sans réponse ; au second, vingt voix claires relevaient l'antienne, avec une énergie et une constance capables de désespérer ordinaire. Dans un autre poste, ou j'occupais seul la maison d'hiver, je fus surpris d'entendre pendant la nuit un mouvement inaccoutumé sous le plancher : c'étaient des grondements, des plaintes, des menaces, suivis d'un branle-bas épouvantable. Le lendemain, je dus reconnaître et étudier la situation : pardon, Monseigneur, si j'emploie le langage parlementaire ; mais je m'étais cru en plein parlement du Canada-Uni. Les chiens avaient voulu mettre à profit le peu de terre qui se trouvait sous la maison ; ils avaient creusé un passage, puis une espèce de cave, sous l'abri des planchers. C'était leur [p.98] cabinet. Malheureusement, il n'était pas assez grand pour toute la bande ; quand deux ou trois s'y étaient installés, les autres étaient forcés de rester à la belle étoile. De là, dissensions, querelles et coups de dents entre ceux qui occupaient un coin dans le terrier et ceux qui les voulaient remplacer.
Les chiens du Labrador sont querelleurs pendant le jour, aussi bien que la nuit : à peine une heure de la journée se passe-t-elle sans qu'il s'élève une contestation, à laquelle tous veulent prendre part. Chez eux, comme chez les loups, gare au plus faible ; car tous les autres se jettent sur celui qui a été renversé et le déchireraient à belles dents, si le fouet du maître n'était mis en jeu pour les séparer. A moins d'exercer une vigilance continuelle l'on ne saurait prévenir les meurtres dans une société aussi mal réglée. Des planteurs ont perdu dans une année jusqu'à quatre ou cinq de leurs chiens, tués par leurs camarades, souvent enfants de la même mère. Comme mesure préventive et pour maintenir une apparence d'ordre, lorsqu'un chien devient tapageur et hargneux, on lui attache au cou une patte de devant ; et ce remède est infaillible pour l'obliger à garder la paix envers tous. Dans une meute l'on rencontre quelquefois trois ou quatre chiens qui subissent cette peine. Ils semblent un peu embarrassés ; mais ils peuvent encore suivre les autres dans leurs courses et leur faire de rudes morsures.
Jusqu'à présent, à deux ou trois exceptions près, on n'a pu réussir à élever d'autres animaux domestiques : chats, vaches, cochons, moutons, tout a été détruit. Si un chien est élevé dans la maison, on peut être sûr qu'à la première occasion il sera étranglé. Un planteur avait un beau chien de Terreneuve, plein d'intelligence et rendant de [p.99] grands services par son adresse à la mer. Il était d'autant plus prisé que les chiens esquimaux ne peuvent être dressés pour l'eau. Le terreneuve avait le privilège d'entrer dans la maison et recevait assez souvent les caresses de son maître. C'en fut assez pour exciter la jalousie des autres, qui guettèrent une bonne occasion pour étrangler le favori et le traîner à la mer. Après ce mauvais coup, ils s'esquivèrent à la maison ; mais leur mine embarrassée ayant fait soupçonner que tout n'allait pas bien, on découvrit bientôt les preuves de la trahison, sur le cadavre du pauvre chien de Terreneuve.
Je n'ai trouvé sur la côte qu'une chèvre et un cochon qui aient échappé au massacre général. Un marchand de Boston, venu au Labrador pour y chercher la santé, avait amené avec lui ces deux animaux ; le premier devait lui fournir du lait, le second était un élève favori. A peine déposé sur le sol de sa nouvelle patrie, le pauvre cochon faillit être dévoré ; il fallut, pour prévenir de nouvelles attaques, lui préparer une cage que l'on élargit à mesure que l'hôte grandit. Quant à la chèvre, dès les premiers jours elle sût se faire respecter : la tête baissée et les cornes en avant, elle attendit ses ennemis de pied ferme. Le premier qui ôsa l'approcher fut renversé et s'enfuit, hurlant et boitant ; un second ayant éprouvé le même sort, la chèvre a depuis joui d'une paix profonde et obtenu le droit de cité. Elle parcourt les environs avec les chiens, elle se couche au milieu d'eux, et ils n'en font pas plus de cas que si elle était un membre de la famille.
Il a pu arriver que des chiens aient attaqué quelque voyageur isolé, mais ce cas a dû être fort rare. Partout je les ai trouvés civils et caressants pour moi. Une fois la connaissance [p.100] faite avec eux, ils me suivaient dans mes courses, et j'avais souvent peine à les renvoyer, lorsque leur compagnie ne me convenait point.
Pendant l'hiver, les chiens récompensent leur maître des dépenses et des inquiétudes qu'ils lui ont causés pendant le reste de l'année. En été les voyages se font en berges ou en chaloupes ; en hiver c'est au moyen des chiens et des cométiques. Vers le mois de janvier, les baies et les passes se couvrent d'une glace solide, jusqu'à trois ou quatre lieues au large. L'on en profite pour traîner aux maison le bois qui a été coupé pendant l'année précédente ; cinq ou six chiens attelés à un cométique mènent de lourdes charges de bois. Six ou sept chiens, traînant trois personnes, parcourent dans la journée de vingt à vingt-cinq lieues.
Le cométique est un traîneau large d'environ trente pouces et long de dix à douze pieds. Il est bien différent de la tabagane, ou traine sauvage. Les deux membres, semblables à ceux d'un traîneau, sont unis par des barres transversales arrêtées au moyen de lanières de cuir. Sous chaque membre est une bande lisse d'un demi-pouce d'épaisseur, et formée d'os de baleine. On choisit pour cela les machoires [sic], qu'on laisse tremper dans l'eau de la mer pendant quelques semaines. Lorsque toutes les particules de chair se sont détachées, on scie les machoires dans leur longueur et on les divises en pièces, qui sont longues de quinze à vingt pouces, et qui après avoir été polies ressemblent à l'ivoire ; ainsi préparées elles glissent sur la neige bien plus facilement que le fer. On retire des cavités des machoires de la baleine une moelle abondante qui fournit quelques fois jusqu'à cent livres de savon.
[p.101] Le cométique de voyage est garni de peaux d'ours ou de loups-marins, clouées tout autour : le voyageur les ramène sur lui pour se préserver du froid. L'attelage est en peau de loup-marin ; le chien-guide est placé à une dizaine de brasses du cométique ; les autres sont rangés derrière lui de manière à ne point s'embarrasser. Le guide ou comme on le nomme au Labrador, le chien de l'avant, doit être intelligent, dressé à obéir à la voix, et à se porter vers la droite ou vers la gauche, sur un mot d'ordre. Les autres chiens sont accoutumés à le suivre et n'ont pas besoin d'être soumis à la même discipline. Avec un bon chien de l'avant, le voyageur n'a pas à craindre de s'écarter dans les tempêtes de l'hiver, où souvent la neige empêche de voir les objets à quelques pas autour de soi. Qu'il abandonne la direction du traîneau à la sagacité de son chien, sans le troubler par des ordres ou par des coups ; guidé par l'odorat, l'intelligent animal reconnaîtra les traces cachées par la neige, et se dirigera soit vers le logis de son maître, soit vers l'habitation la plus voisine. Lorsqu'il arrive des accidents dans les voyages d'hiver, on peut presque toujours les attribuer à l'inexpérience ou à la mauvaise humeur du voyageur, qui a gourmandé ses chiens hors de propos.
Le fouet est un instrument formidable, devant lequel les chiens fuient, même en été. Au milieu de leurs batailles les plus acharnées, il suffit de le leur montrer pour rétablir la paix. A côté du fouet esquimaux, le knout de la Russie est un jeu d'enfant. Un bon fouet a une longueur de diz à douze brasses ; il est attaché à un manche long de cinq ou six pouces ; on laisse traîner le fouet derrière le cométique, lorsqu'on ne s'en sert point. Pour les [p.102] personnes qui ne sont pas accoutumés à le faire jouer dès l'enfance, il constitue un embarras sérieux à cause de sa longueur ; mais dans les mains d'un esquimaux ou d'un homme élevé sur la côte, il devient une arme puissante. Le bout du fouet va choisir à quarante ou cinquante pieds le chien paresseux ou grognard ; le claquement produit un son si éclatant que l'animal le plus endormi en trépigne d'épouvante. Un seul coup appliqué à une grande portée couperait un chien en deux. Les fouetteurs habiles sont connus dans tout le Labrador ; à leur tête est un nommé Bill, dans les veines duquel coule un peu de sang esquimaux ; à soixante pieds, du bout du fouet, il enlève le goulot d'une bouteille sur un point marqué d'avance. Il joue mille tours de cette force, tous remarquables par leur précision et leur vigueur. Un long yankee des environs de Boston voulut un jour disputer les titres de gloire de Bill. Pour une bouteille de rum, il s'offrit à recevoir deux coup de fouet, de la main du célèbre claqueur. Par une sage précaution, il avait garni son homme inférieur de deux paires de caleçons et d'un pareil nombre de pantalons ; se confiant dans son bouclier et dans la maigreur de sa propre charpente, il se met en position à cinquante pieds. Le fouet, lancé par Bill avec une nonchalance de métis, va effleurer, sur la personne du Yankee, la partie vouée à l'épreuve, enlevant une étroite lisière des pantalons, des caleçons et de ce qui se trouvait de chairs et de nerfs dans la région voisine. Un cri aigu et nasal répondit au claquement du fouet, et les deux mains du patient se pressaient pour sonder la profondeur de la plaie et réparer les brèches faites à la place. Sur la proposition de recevoir le second coup de fouet, il renonça [p.103] généreusement à la bouteille de rum, remarquant avec beaucoup d'à propos : ''Well ! I guess I would be too leaky to hold liquor, with another stroke.''
J'ai assisté à quelques discussions sur les mérites respectifs des chiens esquimaux de race pure et des chien de race mélangée. Il me paraît résulter des propositions établies, que les derniers sont plus forts et peuvent résister plus longtemps à la fatigue ; mais il leur faut donner à manger tous les jours, si l'on veut qu'ils continuent à voyager ; le chien esquimaux est un peu moins solide pour la charge, mais dans le voyage, il passera jusqu'à deux jours de suite sans prendre de nourriture et sans paraître abattu. Il exige aussi moins de soins contre le froid, protégé, comme il l'est, par son long poil blanc. La neige n'interrompt point son sommeil, même lorsqu'elle tombe abondamment : il la bat un peu avec ses pattes pour préparer sa couche, il s'étend en rond et s'enfonce le nez dans le poil de la queue. Il reste ainsi à dormir jusqu'à ce que la neige en se ramassant soit arrivée aux narines ; pour ne pas étouffer, il se lèvera alors, secouera la couche qui le couvre, fera deux ou trois tours pour refaire son lit, et reprendra sa première position pour dormir.
Lundi, 9 août, une goëlette, arrivée de Gaspé dans le port de Grosse-Ile, nous apporte plusieurs catholiques de Douglastown et du Cap des Rosiers. Ils sont venus en soixante heures de la Baie de Gaspé, distante de trois cents milles. Ils nous apprennent le triste nouvelle de l'incendie de la chapelle à Douglastown. Cette goëlette vient faire la pêche du hareng sur la côte du Labrador, la morue donnant peu sur la côte de Gaspé. Accoutumés à joindre la [p.104] culture de la terre à la pêche, ces hommes sont tout étonnés de voir la stérilité du pays, et ils se demandent les uns aux autres, comment des hommes civilisés peuvent consentir à vivre et à mourir au Labrador. ''Quel pays !'' observe l'un d'entre eux, ''il n'y a pas même assez de terre pour se faire enterrer décemment.'' Sa réflexion était en partie vraie, car le cimetière de la Tabatière est le seul lieu des environs où l'on trouve assez de terre pour y faire des sépultures ; dans quelques postes l'on a été obligé de descendre les cercueils dans les crevasses des rochers ; on les recouvrait ensuite de pierres.
Comme la Providence de Dieu, par une admirable disposition, a réglé que le genre humain occuperait toute la surface de la terre, à chaque pays et à chaque climat elle a attaché des avantages qui contrebalancent les misères. Le Labrador a ses charmes, non-seulement pour ceux qui y sont nés, mais encore pour ceux qui y ont passé quelque temps. La mer avec l'abondance de son gibier et la richesse de ses pêcheries, avec ses jours de calme et de tempête, avec ses accidents variés et souvent dramatiques ; la terre avec la liberté, la solitude et l'espace, avec ses chasses lointaines et aventureuses, offrent des avantages et des plaisirs qu'on a peine à abandonner quand on les a une fois goûtés. De temps en temps, quelque famille part pour aller jouir des commodités que présente le voisinage de Québec, se promettant bien de ne plus retourner au Labrador ; et à peine le printemps est-il arrivé que les fugitifs déclarent ne pouvoir plus tenir, loin de leurs habitudes accoutumées et au milieu d'un état de société auquel ils ont vécu étrangers. Heureux alors de reprendre leur ancienne habitation s'ils ne l'ont point vendue.
[p.105] Deux jours après avoir laissé la Grosse-Ile, je rencontrai un vieil anglais, qui est sur la côte depuis plus de vingt ans. Comme il a de l'instruction, on lui a offert à plusieurs reprises des situations avantageuses qui l'auraient forcé de laisser le pays. Toujours il les a refusées.-Et pourquoi, lui demandai-je, demeurez-vous ici si longtemps sans vous établir ?-C'est, me répondit-il, que chaque année je me décide à partir pour rentrer en Angleterre, où j'ai un frère, vivant bien ; l'automne arrive, et je ne puis m'arracher d'ici. Je ne pourrais respirer en Angleterre au milieu de la foule ; là il me faudrait des permis pour pêcher et pour chasser ; je serais gêné de tous les côtés. Ici je suis libre, je vais où je veux ; je pêche et je chasse quand je veux. Je ne puis me décider à sacrifier tous ces avantages pour revoir des parents qui ne me reconnaîtront plus.
Il faut remarquer que l'air de ce pays est fort sain, malgré les brumes fréquentes ; peu d'enfants y meurent, et ceux qui y ont été élevés sont exposés à perdre la santé lorsqu'ils passent dans un climat plus chaud ; au contraire, des invalides venant du midi y recouvrent la santé et les forces. Aussi un bon nombre de personnes faibles y viennent par l'ordre des médecins passer la saison de la pêche, sur les vaisseaux des Etats-Unis ; et elles s'en trouvent fort bien.
Mardi ,10. La mission en ce lieu ne pouvait être longue, puisqu'il n'y avait que cinq communiants dans la famille de M. Lévêque. J'ai de plus fait faire la première communion à deux enfants ; et mon travail se trouvait terminé le 10 ; mais mon hôte me représente que le vent est encore trop fort et la mer trop grosse pour qu'une berge puisse s'éloigner de l'île.
[p.106] Dans le cours de l'après-midi on vint annoncer qu'une goëlette entrait dans l'autre port, traînant une baleine amarrée à tribord. Nous arrivions à la goëlette du Capitaine Steward au moment où les hommes commençaient à depécer [sic] la baleine. Elle a été tuée par le capitaine Coffin, qui a reçu l'aide du Capitaine Steward pour s'en emparer et la mettre en sûreté ; par un arrangement préalable, le tiers de la prise revenait de droit à ce dernier.
Un seul coup de lance avait suffi pour tuer cette baleine, appartenant à l'espèce connue sous le nom de sulphur-bottomed, ventre souffré. Les poissons de cette espèce, possèdent une vigueur remarquable. Quand ils prennent leurs ébats, il n'est pas rare de les voir s'élancer complètement hors de l'eau dans une position verticale. Ils accomplissent ce tour de force par la seule puissance de la queue. Jusqu'aux années dernières, on n'osait attaquer ces poissons ; la raison en était que, quand ils ont été frappés, ils fuient avec une telle rapidité qu'une berge attachée à leur suite serait engloutie. Par une plus longue expérience, les harponneurs ont appris à leur faire la guerre avec moins de danger. Pour frapper, on emploie, non pas le harpon, mais la lance, à laquelle est attachée un grelin lié par l'autre bout à une espaure. Le coup est porté derrière la nageoire et dirigé vers les parties vitales. Si la lance a frappé juste et fort, l'espaure est jetée à la mer ; la baleine plonge et fuit ; et lorsque le coup a été mortel, elle ne tarde pas à revenir à la surface pour rendre le dernier soupir.
Pour attaquer des baleine à bosse (humpback), on emploie un harpon attaché à un grelin, qui se déroule en entraîne la berge à la suite de [p.107] l'animal blessé. Un homme armé d'une hache se tient à côté du harponneur, prêt à couper le câble, s'il est arrêté par un noeud ou un enroulement. La marche d'une berge est alors si rapide, que l'eau s'élève de chaque côté à six pouces au-dessus du carreau, sans qu'il s'en répande à l'intérieur. La situation paraîtrait effrayante à un novice, mais pour les baleiniers une semblable course est un amusement ; et leur adresse est si grande aujourd'hui que depuis fort longtemps il n'est point arrivé d'accident. La baleine à bosse vaut beaucoup plus que l'autre, parcequ'elle [sic] fournit une plus grande quantité d'huile.
Le poisson qui venait d'être tué avait environ quatre-vingts pieds de longueur ; sa large queue était amarrée au beaupré et sa tête s'étendait en arrière de la goëlette. A cause de la limpidité de l'eau, la vue pouvait embrasser son énorme contour, et elle me parut plus grosse que le vaisseau ; on s'attendait qu'elle fournirait environ quatre-vingts quarts d'huile. On conviendra que c'est un beau coup de lance, si l'on se rappelle que l'huile se vend de douze à seize piastres le quart. Tous les homes au moment de notre arrivée s'étaient mis à l'oeuvre pour la dépecer : de larges bandes de chair étaient taillées avec la pelle, enlevées au moyen de palans, et déposées dans la calle [sic] du vaisseau, pour être transportées à la fonderie. Quelques morceaux de graisse, avaient jusqu'à douze pouces d'épaisseur. Sur la peau noire, lisse et peu épaisse étaient attachés des coquillages connus sous le nom de pous [sic] de baleines, parcequ'ils [sic] se nourrissent et s'engraissent de sa substance.
Les capitaines et premiers officiers des cinq ou six vaisseaux baleiniers qui fréquentent le Labrador appartiennent à Gaspé : c'est la seconde [p.108] génération de ces hommes énergiques, qui depuis soixante ans font la guerre aux géants de la mer. L'année présente a été très-favorable à la pêche, par l'absence de brumes et de gros vents. La brume empêche de reconnaître et de poursuivre le poisson ; les vents violents sont également nuisibles par les dangers auxquels sont alors exposées les berges. Souvent lorsque la mer est agitée, il faut abandonner le poisson qui a été tué, dans la crainte que son poids ne fasse engloutir la goëlette. Avant de le laisser aller, on a la précaution de lui passer autour du corps un câble attaché à une bouée, afin de le retrouver plus facilement. Malgré ce soin, il arrive souvent que la baleine est perdue, soit que les flots et le vent l'entraînent au loin, soit que le câble se brise ou soit enlevé par des écumeurs de mer.
Les vaisseaux employés pour la pêche de la baleine dans le golfe de Saint Laurent sont de grosses et fortes goëlettes, capables de résister aux tempêtes ; car pour y faire du profit, il faut toujours tenir la mer. Le vaisseau porte suspendues à ses côté deux berges baleinières, prêtes à être lancées à l'eau au premier signal. L'équipage se compose d'une quinzaine d'hommes, qui doivent être vigoureux et bons rameurs ; car il leur faut quelquefois ramer pendant des journées entières. Autrefois on approchait les baleines à la rame, aujourd'hui elles sont devenues si défiantes que le bruit des rames leur donnerait l'éveil ; quand on se trouve à une petite distance, on laisse les rames pour prendre des pagaies ou avirons, qui font peu de bruit dans l'eau.
La manière de récompenser les hommes varie ; les uns sont à gages fixes ; les autres obtiennent une part proportionnelle des profits de la course. [p.109] Parmi les hommes de l'équipage du capitaine Coffin, on me fit remarquer deux Micmacs de la baie de Gaspé ; tous deux paraissaient fort entendus dans l'opération de découper la baleine. Ces sauvages font d'excellents matelots ; il est arrivé que des vaisseaux ont eu des équipages composés entièrement de Micmacs, et ces équipages valaient les autres. Le lendemain de notre visite, le Capitaine Steward rentrait dans le port de la fonderie, pour y déposer sa charge. Il touait, pour me le faire voir, un baleineau trouvé dans la baleine et qui déjà avait plus de quatorze pieds de longueur.
Au large de la Grosse Ile sont plusieurs ilots, parmi lesquels est un de ceux où les marmettes ont coutume de couver. Les marmettes ressemblent aux canards : elles sont très nombreuses dans les îles du Labrador. Elles déposent leurs oeufs et couvent dans certaines îles isolées, qu'elles ont adoptées de temps immémorial et où elles reviennent tous les ans : on reconnait d'une grande distance les îles que ces oiseaux fréquentent, par leurs falaises blanches. La couleur que prennent les rochers est due à la fiente, accumulée d'année en année et couche par-dessus couche. Les oeufs des marmettes sont de la grosseur des oeufs de canards, et sont bien meilleurs que ceux des autres oiseaux aquatiques du pays ; ils sont aussi beaucoup plus recherchés. Ils seraient une grande ressource pour les planteurs, s'ils n'étaient enlevés annuellement par des étrangers, qui en chargent leurs goëlettes. Ces pillards font de gros profits, car ils vendent les oeufs, dix ou douze piastres le baril, sur les marchés d'Halifax et des Etats-Unis. C'est avec peine que les habitants de la côte réussissent à en faire pour leur usage une petite provision de trois ou [p.110] quatre baril par famille. Grâces aux réglements [sic] que vient de faire la législature provinciale, il est à espérer que les autorités réussiront à arrêter les déprédations, et à empêcher la destruction du gibier qui en résulte.
Jacques Cartier et les premiers navigateurs parlent avec admiration de la multitude d'oiseaux qu'on trouvait sur cette mer. Quoique le nombre en soit bien diminué, il en reste assez pour fournir aux besoins des gens du pays si les déprédations cessent. Les marmettes, les moniacs, les goélans [sic] les perroquets, les pigeons, sont bons à manger au printemps et à l'automne ; mais durant l'été ils prennent un goût qui ne convient pas à tous les estomacs. Il n'en est pas de même des jeunes oiseaux, qui se mangent pendant tout l'été ; la chair du petit goélan pour le goût ressemble beaucoup à celle du poulet.
De la Grosse Ile à Blanc Sablon, l'on ne compte que vingt-deux lieues en ligne droite, mais par les détours qu'il faudra faire au dedans des îles, il y a à peu près trente lieues. Le douze, je fis mes adieux à mon hôte, qui me fournit une berge pour continuer mon voyage. Le temps fut malheureusement calme pendant une grande partie de la journée, de sorte que nous mîmes tout le jour pour faire environ cinq lieues de chemin. Pendant le calme, nous vîmes passer tout près de nous un poisson connu ici sous le nom de maquereau-cheval. Long de sept ou huit pieds, le maquereau-cheval ressemble au maquereau véritable, par sa figure, sa chair et ses allures. Ces poissons voyagent en bandes, et s'amusent à s'élancer au-dessus des vagues ; lorsque le nombre en est un peu considérable, l'on en voit toujours quelqu'un hors de l'eau.
[p.111] Le soleil allait se coucher, lorsque nous arrivâmes à Chikaponé, où nous fûmes reçus avec joie par le sieur Jacques MacKinnon, qui malgré son nom écossais, n'en est pas moins un brave canadien. Le lendemain soir, je continuais ma mission à trois lieues plus loin, chez le sieur Jean Le Couvey. Le quatorze j'arrivais chez monsieur Andrew Kennedy, au poste de Saint Augustin. Cet homme respectable, déjà avancé en âge, et son frère Matthew Kennedy demeurent dans la même maison : le premier est devenu catholique ; le second est encore protestant : l'union n'en règne pas moins entre les deux frères. Ils ont toujours vécu ensemble et ont conduit ensemble leurs travaux et leurs entreprises. Le Sieur Andrew étant l'aîné était à la tête des affaires ; ils ont élevé leurs familles sous le même toit, et jamais aucun nuage n'a troubé l'harmonie qui règne entre deux frères. Ils se sont principalement livrés à la pêche du loup-marin, à celle du saumon et à la chasse dans les bois.
La rivière Saint Augustin tombe dans la baie du même nom ; à son embouchure elle est partagée en plusieurs bras par des îles nombreuses, qui occupent sur la côte une longueur de sept ou huit lieues ; c'est sur une de ces îles qu'est le poste de St. Augustin, plus peuplé que la plupart des autres, puisqu'il renferme deux familles. La rivière sort de la hauteur des terres, où quelques-unes de ses sources se croisent avec celles de la rivière Kénamon, qui va tomber dans la baie des Esquimaux. Par cette voie l'on peut passer des bords du golfe de Saint-Laurent à la baie des Esquimaux, dans l'espace de sept jours. Le meilleur temps pour faire ce voyage est le mois d'octobre, parce qu'alors il n'y a plus de mouches, qui au printemps et pendant [p.112] l'été sont un véritable fléau pour les voyageurs. Un sauvage nommé Poquakwan est venu par ce chemin, de la baie des Esquimaux, pendant le cours de l'hiver dernier. Depuis longtemps les Pères Oblats désirent aller porter les lumières de la foi aux Nascapis de la hauteur des terres et aux sauvages de la baie des Esquimaux. Si Votre Grandeur les chargeait de cette mission, ils pourraient se rendre à la baie des Esquimaux soit par la rivière Saint Augustin, soit en faisant le tour du Labrador sur la goëlette que la Compagnie de la Baie d'Hudson envoie annuellement dans son poste. De là il serait plus facile aux missionnaires de saisir une occasion favorable, pour remonter la grande rivière près de laquelle se tiennent les Nascapis.
Dans la saison du saumon, plusieurs familles viennent de la Tabatière et des postes plus éloignés pour faire la pêche dans la rivière de Saint Augustin. Chaque famille a sa petite maison et sa station de pêche sur la rivière. Il se prend une grande quantité de saumon dans ce lieu, et si la population du Labrador s'accroît, elle devra se porter sur les deux rivières de Saint Augustin et de Saint Paul, où avec la pêche et la chasse l'on trouve des terres cultivables et un climat plus doux que celui des bords de mer.
Monsieur Andrew Kennedy conserve un canot esquimaux, dont il se sert souvent quand il fait la chasse : la carcasse a été préparée par un esquimaux, et les peaux qui la recouvrent ont été posées et sousues par madame Kennedy. Cette dame respectable, née et élevée au pays des Esquimaux, est une convertie fervente. Dès sa plus tendre jeunesse, elle se sentait portée à descendre vers le midi pour s'instruire des vérités de la religion. Quand il lui fut possible, elle [p.113] exécuta son projet avec une partie de ses parents ; elle désirait surtout être catholique, sans trop savoir ce qu'est le catholicisme. Mais elle voulait se sauver, et quelque chose lui disait qu'elle ne pouvait se sauver hors du catholicisme. Dieu la récompensa de sa fidélité à ses inspirations, car elle eut le bonheur d'être admise avec son mari dans le sein de l'église, par le premier missionnaire qui visita le Labrador.
Plusieurs des planteurs vont faire la chasse pendant l'hiver le long de la rivière Saint Augustin. Cette chasse d'hiver est très-profitable. Selon la remarque des vieux Labradoriens, chaque quatrième année amène une chasse abondante. L'avant-dernier hiver appartenait à une quatrième année ; aussi a-t-on vu descendre vers la mer un très-grand nombre d'animaux des bois. Le printemps suivant, un marchand acheta sur la côte pour vingt-huit mille piastres de pelleteries. Un seul planteur aidé de deux ou trois jeunes enfants prit des loutres, des martres et des renards pour plus de dix-huit cents piastres. Dans les années ordinaires les chasseurs font beaucoup moins, mais leur temps se trouve toujours bien payé.
Les fourrure du Labrador sont renommées pour leur beauté et leur valeur : les peaux de martre, de loutre, de vison, de renard y sont incontestablement meilleures et plus belles que celles des pays méridionaux. Quelques-unes de ces pelleteries sont cotées à des prix fabuleux : ainsi la peau du renard argenté se vend au Labrador, de quarante à cinquante piastres : celle du renard noir, lorsqu'elle est sans défaut, vaut quatre-vingt-dix à cent piastres. Encore dit-on que les acheteurs font un profit immense sur leur marchandise, puisque la peau du renard noir est revendue en [p.114] Russie au prix de trois cents piastres. Les Labradoriens ne peuvent s'expliquer comment on peut payer si cher, une peau qui, suivant eux, n'est pas meilleure que celle du renard rouge ; et ils vendent la dernière deux piastres, lorsqu'elle est belle. Le renard blanc, qui est fort commun et dont la peau semble fort bonne, est absolument refusé par les acheteurs. Il est digne de remarque que la queue du renard noir porte à son extrémité quelques poils blancs ; tandis que celle du renard blanc est terminée par des poils noirs. Deux ou trois renards noirs pris dans le cours d'un l'hiver forment une bonne aubaine pour le chasseur. Mais cette chance est rare ; on en prend peu, non pas qu'ils soient bien moins nombreux que les autres, mais à cause de leur extrême défiance.
L'ours blanc visitait autrefois la côte ; aujourd'hui il s'y montre très-rarement, et parait se retirer vers le nord à mesure que la population s'accroit. Les ours noirs sont encore nombreux : on leur fait la guerre non-seulement pour leur peau, mais encore pour leur viande qui est succulente et d'aussi bon goût que le boeuf. Les chasseurs n'aiment cependant pas le voisinage de l'ours noir, car il est égrillard et aime à jouer des tours, se plaisant à voler ce qu'il trouve autour des habitations et à briser ce qu'il ne peut manger. Comme la grande chasse se fait à quinze et vingt lieues dans les terres, le chasseur doit se préparer un abri contre les neiges et le froid. Pour cela il bâtit, avec des pièces de bois rond, une cabane qui lui sert de retraite pendant le temps de l'expédition ; il faut y porter des provisions, un poêle et les ustensiles de cuisine les plus indispensables. C'est là que l'ours aime à aller faire des espiègleries.
[p.115] Il y a quelques années, trois jeunes gens, passant ensemble l'hiver, avaient laissé la cabane pour visiter les pièges tendus dans la forêt. En rentrant au logis, ils furent étonnés de trouver la porte arrachée et jetée sur la neige. Ils crurent d'abord que quelque farceur de voisin était venu leur jouer un tour pendant leur absence. Dans la cabane tout avait été bouleversé : le poêle et le tuyau étaient renversés ; l'armoire avait été vidée ; la provision de lard avait été gaspillée ; le sac de farine n'y était plus et avec lui avaient disparu u ne tasse de fer blanc, une paire de bottes et un paletot. Ce n'était plus un badinage ordinaire : il y avait vol avec circonstances aggravantes, car il ne restait plus de provisions ; il fallait découvrir le voleur. Tous trois se mettent en quête ; l'on cherche des pistes, et l'on reconnaît que deux ours de forte taille avaient causé tout le dégât. Les voleurs avaient décampé, et ne purent être rejoints ; mais ils avaient laissé des preuves du délit. A peu de distance était le sac vide et déchiré ; un peu plus loin gisait la tasse broyée et portant l'empreinte de longues et fortes dents. Quant au paletot et aux bottes, les gaillards étant probablement en voie de civilisation avaient cru devoir les emporter, dans l'intérêt des moeurs.
L'ours est friand de poisson et cette faiblesse l'attire quelquefois près des maisons. Un pêcheur, Willy N..., avec sa femme et un petit enfant habitait une cabane près de la mer. Sur le toit plat et peu élevé séchait une provision de morue qu'il préparait soigneusement pour l'hiver, lorsque, par une nuit sombre, le bruit d'un pas pesant sur la maison lui fit comprendre qu'on lui enlevait son poisson. Armé d'un fusil et suivi de sa femme qui portait une lumière, il entr'ouvrit [p.116] la porte pour reconnaître le voleur ; au même moment, effrayé par la lumière et le bruit, un ours tombait du toit, et culbutant effleurait l'épaule du chasseur. Willy tombe tout épouvanté dans la maison, renversant sa femme et éteignant la lumière. Le mari et la femme crient de toutes leurs forces, et l'enfant joint ses cris aux leurs ; chacun d'eux s'imagine que l'ours est renfermé dans la maison et croit entendre broyer les os des autres. L'excès de la peur rétablit enfin la paix : la chandelle est allumée ; et Willy s'aperçoit qu'ils ont eu une terreur panique, tout aussi bien que le voleur qui s'est empressé de fuir.
Le dimanche, 15 août, je dis la messe dans la maison de M. Kennedy. Outre les personnes du poste, plusieurs sauvages y assistaient. Sur une île voisine sont une quinzaine de familles montagnaises, se préparant à remonter la rivière de Saint Augustin. Plusieurs d'entr'elles sont venues depuis peu d'années de la baie des Esquimaux, autour de laquelle résident encore quelques familles de la même tribu.
Tout près de l'île de Saint Augustin se trouvait un brick, chargeant une partie de la cargaison du navire l'Arabian, jeté à la côte l'automne dernier. Le capitaine de ce vaisseau, trompé par les courants qui changent fréquemment, se croyait près de Terreneuve, quand son vaisseau au milieu d'une brume épaisse fut porté sur des récifs. Sept hommes de l'équipage ont passé l'hiver chez M. Kennedy, d'où ils ne sont repartis qu'au mois de juin. Pendant tout ce temps, il fallut les nourrir, car leurs provisions avaient été avariées dans le naufrage. Ce surcroit de bouches a causé de la gêne aux postes d'alentour, qui se trouvaient assez mal approvisionnés. L'automne dernier plusieurs des goëlettes [p.117] qui apportent sur la côte les provisions d'hiver, en farines, lard, beurre, légumes, n'avaient pu faire leur dernier voyage d'automne : de sorte que les planteurs n'avaient que l'absolu nécessaire. M. Kennedy dût partager avec les naufragés ce qu'il réservait pour sa famille, sans espoir d'obtenir de provisions des postes voisins. Heureusement on lui apprit qu'à Blanc-Sablon il y avait farine et lard en abondance ; mais il les fallait aller chercher à vingt lieues, et les transports occupèrent ses chiens pendant une partie de l'hiver.
Pour obvier aux inconvénients qui dans des circonstances pareilles pourraient se présenter et pour les planteurs et pour les naufragés, il serait à propos que le gouvernement plaçat un dépôt de provisions sur quelque point favorable. Il l'a fait déjà pour l'île d'Anticosti ; les mêmes raisons existent pour le Labrador. Depuis qu'on a commencé à encourager la navigation dans le détroit de Belle-Isle, beaucoup de vaisseaux suivent cette route. Mais comme dans ces parages les brumes sont fréquentes et qu'on ne peut se rendre compte des courants, il arrive bien des naufrages. Il ne semble pas juste de charger les habitants de la côte de fournir aux besoins des naufragés, au risque de faire périr leurs propres familles par la famine ; ce devoir appartient au Gouvernement canadien qui possède les moyens d'y pourvoir. Blanc-Sablon, Forteau et la Tabatière pourraient être choisis comme lieux de refuge pour les naufragés, qui y trouveraient les moyens de subsister jusqu'au printemps, si l'on y plaçait des provisions.
Mais la législature provinciale semble ignorer la valeur des deux cents lieues de côtes qui s'étendent depuis la Pointe-des-Monts jusqu'à Blanc-Sablon. Les eaux si riches du Labrador [p.118] sont abandonnées aux étrangers, qui y envoient chaque année quatre cents vaisseaux s'y charger des produits de la mer, des rivières et des forêts. Point de magistrat résidant, point d'organisation municipale ni scolaire, aucun réglement pour déterminer les limites des pêcheries : voilà où en étaient les choses au Labrador jusqu'à cette année. La goêlette [sic] du Gouvernement, La Canadienne, ne peut suffire pour protéger toutes les côtes des Iles de la Magdeleine, du Labrador et du district de Gaspé ; et malgré sa bonne volonté, le surintendant ne peut être partout.
A la suggestion du Capitaine Fortin, quelques bons réglements viennent d'être établis par la législature Canadienne ; il faudrait maintenant les faire observer ; et pour cela un autre vaisseau devrait être mis en croisière sur le golfe de Saint Laurent. Le service d'un bâtiment à vapeur serait plus effectif que celui d'un voilier, souvent arrêté par les calmes ou par les vents contraires.
Comme on m'informait que le Père Coopman avait repris sa mission, il ne me restait plus qu'à gagner Blanc-Sablon, pour prendre passage à bord de la Marie-Louise ou de quelque autre vaisseau qui pouvait se trouver en partance ; je louai donc une berge pour m'y rendre. Le 17, nous nous mettons en route avec un vent favorable ; notre navigation se fait au milieu des îles jusqu'à Chicataka, ancien poste de pêche établi par les français avant la conquête du pays. Partout nous rencontrons des ports vastes et sûrs. dans lesquels sont abrités des goëlettes ; les matelots s'occupent à faire la pêche de la morue, du hareng et du maquereau. Dans l'espace de quatre lieues au-delà de Chicataka, nous somme exposés à une forte houle, qui vient du large, la chaîne d'îles qui nous protégeait étant ici interrompue. [p.119] La partie la plus mauvaise de la côte est à la baie des Rochers, où la mer est presque toujours grosse, et qu'une berge ne peut traverser lorsque le vent souffle vers la terre. Après avoir franchi ce passage, nous poursuivons notre course au milieu des Iles Herbées, ainsi nommées parce qu'elles sont ceintes d'une lisière de prairies, dont la verdure contraste avec la couleur monotone des rochers. Nous trouvons une des passes les plus étroites, barrée par quatre seines, placées les unes près des autres et pleines de poisson. On nous apprit plus tard qu'elles renfermaient près de quatre mille quarts de harengs. Cela suffisait pour charger plusieurs des vaisseaux mouillés tout près, dans le beau port de Bonne Espérance.
Le port de Bonne Espérance, nommé Bonny par les pêcheurs américains, est un des plus vastes du Labrador ; il est complètement abrité par deux ou trois rangs d'îles, et on y peut entrer par quatre passages différents. Lors de mon arrivée, il s'y trouvait encore une cinquantaine de vaisseaux ; on me dit qu'au mois de juillet, il y en a eu jusqu'à cent. Ceux qui sont partis ont emporté des charges complètes.
La baie qui se trouve entre Bonne Espérance et Blanc Sablon a six lieues de traverse et est ouverte aux vents de la mer ; il faut ici encore attendre un temps favorable pour la passer. Heureusement nous étions au Labrador, où toutes les portes sont ouvertes au voyageur et particulièrement au prêtre. J'allai demander chez M. John Buckle une hospitalité qui me fut accordée avec empressement et avec joie. Quoique la famille soit catholique, lui-même est encore protestant ; cependant la réception qu'il me fit n'en fut pas moins cordiale. Les vents et la brume nous retinrent en ce lieu pendant trois jours, et ce [p.120] ne fut que le 20 que nous pûmes reprendre la mer ; le soir même, j'arrivais au Havre de Blanc Sablon, où je trouvai la Marie-Louise prête à mettre à la voile le lendemain ; le P. Coopman était à la Longue Pointe, poste que je venais de passer. Comme on avait annoncé la prochaine arrivée d'un steamer remontant de Belle-Isle et allant à Québec, il s'était décidé à l'attendre. Pour moi, n'étant point assuré que le vaisseau annoncé du toucher à Blanc Sablon, je me décidai à profiter de la goêlette. Je m'exposais à être longtemps à remonter ; mais j'étais du moins assuré de ne pas hiverner en ce lieu.
La baie de Blanc Sablon tire son nom des sables blancs d'une petite rivière, qui lui apporte le tribut de ses eaux. La baie et la rivière forment une extrémité de la ligne qui sépare le Labrador Canadien du Labrador uni au gouvernement de Terreneuve. La Longue Pointe, sur la rive méridionale de la baie, est formée de rochers tout différents de ceux que nous avons vu jusqu'à présent sur la côte du Labrador ; le granit disparaît et est remplacé par des bancs de rochers qui, de loin, me semblent être d'un grès schisteux et sont couvert d'une couche de terre, assez épaisse pour qu'on puisse la cultiver ; aussi trouve-t-on en ce lieux des jardins et des prairies. Deux grands établissements de pêche, formés depuis un bon nombre d'années à Blanc Sablon, attirent quelques centaines de pêcheurs canadiens, français et jersiais. L'un est sur la partie appartenant à Terreneuve ; c'est le grand raing, propriété de Monsieur de Quetteville, de l'île Jersey ; l'autre, du côté canadien, appartient au Sieur Le Brault, aussi de l'île Jersey. Les deux postes font de grandes affaires, non-seulement en poisson et en huiles, mais encore en marchandises européennes, [p.121] qui sont achetées par les employés et les planteurs des environs. Un établissement rival s'est élevé sur l'Ile à bois qui, ainsi que l'Ile Verte, est vis-à-vis l'entrée de la baie. Le nouveau poste appartient à Monsieur Le Bouthillier, de Paspébiac : plusieurs familles canadiennes se sont bâties dans le voisinage et font la pêche à leur compte. Ces établissements attirent beaucoup de monde outre les pêcheurs, le nombre de vaisseaux qui visitent le Blanc Sablon étant très-considérable.
La réunion de tant d'étrangers, parmi lesquels plus de la moitié sont catholiques, a fait désirer l'érection d'une chapelle, où l'on pût s'assembler le dimanche pour faire la prière, et où le missionnaire pendant sa visite trouvât à célébrer convenablement les saints mystères. Les dix familles catholiques des environs se sont mises à l'ouvrage avec courage ; l'oeuvre de la Propagation de la foi est venue en aide, comme elle l'avait déjà fait à Itamamiou et à la Tabatière ; aujourd'hui tout le bois est préparé, et le printemps prochain une chapelle décente sera élevée à l'Anse des Dunes, entre Blanc Sablon et Brador.
Blanc Sablon est situé à l'entrée du détroit de Belle-Isle ; il n'y a que sept lieues de l'Ile à Bois aux côtes de Terreneuve, que l'on aperçoit clairement. La partie la plus étroite du détroit est à Forteau, où il n'y a que dix milles d'une pointe à l'autre. Les mers du nord versent dans le détroit de grandes quantités de glaces, qui l'obstruent pendant sept ou huit mois de l'année. Ces glaces étaient encore assez nombreuses au mois de juillet pour rendre la navigation difficile ; leur passage refroidit tellement l'atmosphère, que cette année pendant tout l'été, les hommes employés à la pêche étaient obligés de porter des mitaines pour se préserver des engelures.
[p.122] Le 21 août, la Marie-Louise laissait le port de Blanc Sablon pour son voyage de retour ; elle avait pris à son bord une dizaine de pêcheurs qui retournaient vers leurs pénates, découragés par le peu de succès de la pêche ; d'autres en plus grand nombre restaient à terre, décidés à remonter par le steamer annoncé. A peine avions-nous laissé le port, qu'un original vint supplier le capitaine d'y rentrer, pendant que lui-même irait à quelques lieues plus loin chercher une centaine de quarts, qu'il se proposait de mettre à bord. Il lui fallait aussi accorder le temps de tirer le hareng de la mer, de le préparer et de l'empaqueter. Sa proposition toute modeste fut heureusement rejetée ; car nous aurions eu à l'attendre pendant toute une semaine. C'était bien assez que nous dussions arrêter à plusieurs postes, pour compléter la cargaison de notre vaisseau ; je m'en consolais toutefois, parce que ces stations me permettraient de visiter plusieurs endroits que je n'avais point vus en descendant, et de rencontrer des pêcheurs qui étaient absents au passage du missionnaire.
Entre Blanc Sablon et Brador est l'Ile aux Perroquets, qui a reçu son nom d'une espèce de canard à tête de perroquet. L'île est couverte de ces oiseaux ; et à chaque instant on voit quelque volier [sic] s'éloignant ver la mer, ou revenant vers l'île. C'est un temps de travail pour eux ; car les petits sont maintenant nombreux, et pour les nourrir, il faut que les pères et les mères fassent la pêche au lançon. Le lançon est un très petit poisson, dont les oiseaux et la morue sont friands ; comme il est maintenant abondant dans la baie, les perroquets vivent en épicuriens. Ceux d'entre eux qui n'ont pas de famille à nourrir sont en plein carnaval ; car ils n'ont qu'à flaner [sic] et à manger ; et [p.123] Quelques-uns sont si gras qu'ils ont peine à se lever lorsqu'ils sont poursuivis par les chasseurs.
Le lançon et le capelan sont la nourriture favorite de la morue ; quand ils sont abondants sur la côte, on est sûr qu'il y aura beaucoup de morue, à moins qu'elle ne soit éloignée par quelque cause locale. Les planteurs font usage du capelan pour leur nourriture ; ils s'en servent lorsqu'il est frais, et le font sécher pour l'employer au besoin. Afin de le conserver, ils le mettent dans une légère saumure et l'étendent ensuite au soleil sur les rochers. Il est prêt au bout de deux jours, et ainsi préparé il peut se garder longtemps. Tous sur la côte mangent avec plaisir le poisson sec ; et si un enfant pleure, au lieu de lui donner un morceau de sucre, on lui jette un capelan sec qu'il suce avec délectation, et la paix est faite.
Pendant deux jours notre goêlette reste mouillée dans la baie de Brador, pour attendre du fret qui ne vient pas. Nous pouvons à l'aise examiner la vaste baie, parsemée d'îlots, qui forment cinq ou six ports différents. Cinquante ou soixante vaisseaux sont encore mouillés dans les ports ; pendant le cours de l'été le nombre en était trois fois plus grand.-Le Sieur de Courtemanche avait obtenu du Gouvernement français, la concession de la baie à laquelle fut donné le nom de Phélipeaux ; le fort qu'il bâtit à l'entrée fut appelé fort Pontchartrain. Pendant longtemps il y fit des affaires importantes. Après la mort de Monsieur de Courtemanche, qui avait épousé, non pas une fille de Henri IV, comme le prétend une tradition du Labrador, mais la fille d'Etienne Charest, seigneur de la côte de Lauson, l'établissement passa à son gendre le Sieur Foucher, et au Sieur de Brouague, commandant sur la côte.
[p.124] Un des fils du Sieur Foucher ajouta à son nom celui de Labrador ; et je crois qu'il y a aujourd'hui en France une famille portant le nom de Foucher de Labrador. Le capitaine Jones tient le principal poste ; quatre ou cinq autres planteurs se sont placés autour de la baie, et exploitent les pêcheries.
Le 22, dimanche, je dis la messe chez le Sieurs Morency, et fis des instructions en français et en anglais ; près de deux cents hommes y assistaient : les uns étaient dans la maison, les autre qui n'y pouvaient trouver place se tenaient dehors vis-à-vis des portes et fenêtres. Presque tous les vaisseaux mouillés dans la baie avaient fourni leur contingent : car il se trouvait des catholiques dans tous les équipages, et sur quelques vaisseaux il n'y avait que des catholiques. Ce sont des acadiens et des écossais du Cap Breton et de l'Ile Saint Jean ; et des irlandais des Etats-Unis, de la Nouvelle-Ecosse et de Terreneuve.-Le seul village de Souris, dans l'Ile Saint Jean, a envoyé ici sept goêlettes appartenant à des acadiens. Tous ces braves gens, qui viennent à Brador chaque année, s'intéressent beaucoup à l'érection de la chapelle et ont volontairement offert leurs contributions.
Vers le soir on annonce l'arrivée du hareng dans la baie. Depuis quelques semaines on l'attendait et il ne venait point. Les pêcheurs avaient pris patience en faisant la guerre à la morue : mais dès qu'ils eurent aperçu un banc de harengs, toutes les berges furent mises à l'eau et se dirigèrent de ce côté. La baie si calme et si silencieuse un instant auparavant, était sillonnée, dans toutes les directions, par des embarcations de pêche ; les seines étaient lancées ; de tous côtés l'on entendait les cris des matelots [p.125] qui se hélaient, les aboiements des chiens aussi excités que les hommes, le bruit cadencé des rames frappant la mer. Tout ce mouvement fut cependant inutile, car le banc de harengs n'était pas considérable et ne renfermait que des petits poissons.
Les jorus suivants nus entrâmes dans els baies où sont les postes voisins. Pendant quarante-huit heures nous fûmes retenus par les vents dans la baie du Milieu. Sur le sommet de tous les mornes un homme était en vigie, cherchant sur les anses voisines quelqu'indice de la présence du hareng. Toutes les hauteurs étant nues, on aper^coit les sentinelles de fort loin, et telle est leur immobilité que souvent on ne peut les distinguer des colonnes de pierre qui servent d'amêts. Il y a beaucoup de ces colonnes de pierres sur les hauteurs. Elles forment un des traits distinctifs du paysage au Labrador, et servent à indiquer le voisinage d'une habitation, souvent cachée au fond d'une anse ou au milieu des îles. Elles sont formées de pierres sèches et ont ordinairement une hauteur de neuf ou dix pieds ; dans le pays on leur donne le nom de Nascapis. Les Nascapis sont d'une grande utilité aux voyageurs dans les temps de brume en été, et dans les jours où il neige en hiver. Comme toutes les îles se ressemblent, il est presque impossible de reconnaître par un temps obscur celle que l'on cherche : quelques Nascapis élevés sur les mornes environnants sont aperçus plus facilement, et servent à indiquer au voyageur qu'il est dans le voisinage d'une habitation.
A la baie du Milieu nous aûmes le plaisir d'une chasse au homard. A la basse marée le capitaine et plusieurs des passagers visitèrent les pierres restées à sec sur la grève ; armés d'un [p.126] bâton, ils l'enfonçaient partout où ils soupçonnaient qu'un homard se tenait caché. L'animal n'est pas patient ; aussi quand il s'en trouvait un sous la pierre, il saisissait le bâton avec ses fortes tenailles et se laissait ainsi transporter au rivage. Dans un peu plus d'une heure les chasseurs revinrent, portant pour trophées une trentaine de homards de tout âge et de toute condition, qui allèrent terminer leur carrière dans une chaudière pleine d'eau chaude. On en trouve beaucoup dans les baies et dans les anses, sur toute l'étendue de la côte du Labrador ; et on en fait un usage assez fréquent dans plusieurs familles, mais on en prépare pas pour l'exportation, car il y faudrait passer trop de temps, et le temps du planteur est précieux.
La cargaison de la goélette se trouva à peu près complétée à la Tabatière, d'où nous partîmes le 31 août, pour voguer directement vers Québec. Les calmes et les brumes nous retardèrent. Pendant deux ou trois jours nous fûmes assaillis par des voliers de chardonnerets, qui restaient à bord totue la journée, faisant la chasse aux mouches ; ils étaient si peu farouches qu'ils se reposaient sur la tête et sur les bras de ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Le soir ils s'envolaient à terre pour revenir le lendemain continuer leur voyage.
Le 2 septembre, nous étions par le travers de la pointe de Nataskouan, derrière laquelle nous apercevions Mont-Joli ; c'est probablement la hauteur que Jacques Cartier désignait sous le nom de Cap de Tiennot, et où il trouva des sauvages qui se préparaient à retourner vers leur pays, sur la côte méridionale du Saint Laurent.
Le 7 septembre, un vent très fort du sud-ouest nous força de nous réfugier dans la baie de la [p.127] Trinité, qui n'est plus sauvage comme elle l'était, lorsque je m'y arrêtai pour la première fois, il y a vingt-deux ans. Nous y touvâmes plusieurs vaisseaux et parmi eux une goêlette ayant à son bord une quinzaine de pilotes. Les équipages des vaisseaux et les passagers étant descendus à terre pour cueillir des fruits, qui sont très-abondants en ce lieu, quelques jeunes américains, mes compagnons de voyage, revinrent tout enchantés des pilotes canadiens et déclarant qu'ils n'avaient jamais rencontré un corps de marins plus intelligents et plus actifs que ceux qu'ils venaient de voir. Ces jeunes gens connaissaient tous les ports des Etats-Unis, et l'un d'eux pendant sept ans avait parcouru toutes les mers. Trois jours après, je feuilletais un journal anglais contenant une colonne de diatribes contre les pilotes du Saint-Laurent, que l'écrivain insultait parce qu'ils sont nés au Canada.
Vendredi, 10 septembre, nous avions franchi la batture de Manicouagan ; un gentil vent d'est-sud-est emplissait nos voiles-les prophètes nous annonçaient que nous passerions le dimanche suivant à Berthier. Un très-grand nombre de vaisseaux, gros et petits, faisaient la même route que nous, ayant été retenus comme nous par les vents contraires. Vers huit heures du soir, au moment où la marée allait commencer à baisser, nous arrivions au pied du passage de l'Ile Verte. Le temps était fort obscur, nous étions environnés de bâtiments ; mais le vent était bon, et on espérait franchir ce passage, avant qu'il nous quittât. Nous avions trop espéré ; vers dix heures il ne nous restait plus qu'un air d'une faiblesse et d'une inconstance désespérantes, à peine capable de soulever les voiles ; la mer commençait à baisser, et pour comble de mésaventure des bancs [p.128] de brume s'étendaient autour de nous. Une éclaircie, vers deux heures du matin, nous permit de reconnaître que les courants nous avaient portés au nord de l'Ile Rouge, et que nous étions suivis dans notre course par un très-gros navire. Un peu plus tard un piétinement rapide et lourd ébranle le pont : ''Vite ! vite ! en garde ; il va passer sur nous.''-Ces mots peu rassurants et le bruit inaccoutumé eurent bientôt tiré tous les passagers de leurs lits. En arrivant sur le pont, ils aperçoivent à la lueur des fanaux, une muraille noire et menaçante, qui s'élève à vingt pieds au-dessus du pont de la goêlette ; un instant encore et un craquement aigu et prolongé est suivi de la chute de débris de vergues : les basses manoeuvres de l'étranger s'étaient accrochées dans nos haubans et dans nos voiles. Les haches furent furent mises en jeu pour séparer les deux vaisseaux, et grâce aux efforts de deux équipages ils s'éloignèrent bientôt l'un de l'autre.
Lorsque le jour fut arrivé, le capitaine crut qu'il était prudent de mouiller, jusqu'à ce que l'on pût reconnaître les attérages. A peine avions-nous jeté l'ancre que l'étranger sort de la brume, s'avançant de notre côté ; malgré les avis et les mauvais souhaits qui lui sont adressés, il s'avance toujours et vient mouiller à trois ou quatre arpents au-dessous de nous. Il a souffert dans la rencontre de la nuit, aussi bien que nous : car si nous avons des voiles déchirées et des haubans rompus, il a des vergues brisées et des manoeuvres en désordres. Son voisinage est mal vu ; nous sommes mouillés à vingt-deux brasses, le fond est un roc uni sur lequel l'ancre a peu de prise, et les courants sont très-forts en ce lieu. Vers 10 heures, A.M., une brume épaisse nous replonge dans les ténèbres ; l'obscurité est si profonde [p.129] qu'à peine peut-on distinguer un homme, de l'avant à l'arrière de la goêlette. La mer baisse et le courant descend avec une vitesse de cinq à six noeuds ; la chaîne de l'ancre est si violemment tendue, qu'il faut la dérouler toute entière. Malgré cette précaution, l'ancre glisse sur le fond à plusieurs reprises et la goêlette est poussée vers le navire. Elle s'arrête un instant ; puis un son sourd et saccadé, et une vibration pénible dans toutes les parties nous avertissent que l'ancre a dérapé de nouveau, et que nous sommes entraînés par le courant. Le danger de nous jeter sur le vaisseau, que nous sentons à côté de nous sans pouvoir le distinguer, est si imminent que le capitaine se décide à laisser échapper la chaîne. Au bout de cette chaîne l'on attache un cable [sic] avec une bouée, qui servira à faire reconnaître le lieu où l'ancre est laissée. Malheureusement le câble se noue et s'embarrasse ; les instants sont précieux ; on ne peut perdre de temps, la hache tranche la difficulté ; chaîne et ancre sont condamnées à rester au fond de l'eau. La proue est envoyée dans le courant, et nous glissons rapidement le long de la muraille noire et haute que nous avons déjà vue de si près, pendant la nuit précédente.
L'ancre et la chaîne sont perdues ; c'est une valeur de quarante louis engloutie dans la rivière ; mais nous sommes, en retour, débarrassés de notre incommode voisin. Lorsque la brume disparaît, nous nous trouvons vis-à-vis de l'embouchure du Saguenay. Le vent s'élève et après deux ou trois bordées, nous mouillons au Pot-à-l'Eau-de-Vie, au moyen de la seule ancre qui nous reste.
Dimanche, le 12 septembre, une grosse chaloupe appartenant à l'hôtellier [sic] du Pot-à-l'Eau-de-Vie, partait pour la Rivière-du-Loup portant quelques personnes qui allaient entendre la [p.130] messe. Plusieurs des voyageurs s'étant décidés à prendre passage sur le steamer que nous apercevions au quai, j'acceptai l'invitation de me joindre à eux. Monsieur le Curé de la Rivière-du-Loup étant absent, occupé à desservir une mission au lac Témiscouata, je dus le remplacer dans les offices de la journée.
Pour la première fois depuis deux mois, j'apprenais quelque chose des affaires étrangères au Labrador. Les derniers journaux me furent fournis par M. Poulliot, Préfet du Comté de Témiscouata, qui avait eu la bonté de m'offrir l'hospitalité dans sa maison ; j'avais peine à comprendre les nouvelles de notre pays, tant il y avait eu de revirements parlementaires pendant sept ou huit semaines. Grâces à Dieu, l'on ne parle pas de politique coloniale sur la côte du Labrador.
Mardi matin le 14 septembre, j'avais l'honneur de me présenter à Votre Grandeur pour lui demander sa bénédiction, et lui communiquer de vive voix quelques détails sur ma mission, pendant laquelle le bon Dieu a daigné me préserver de tout accident personnel.
J'ai l'honneur d'être,
Monseigneur,
avec un profond respect,
de Votre Grandeur,
le très-humble et très-obéissant serviteur,
J.B.A. Ferland [2], Ptre.
[1] COOPMAN,François, Oblat de Marie Immaculée, né le 26 mars 1826, en Belgique ; ordonné à Ottawa, le 18 janvier 1852 ; desservant de Gloucester ; 1853, missionnaire à l'Orignal, Ottawa ; 1855, à Burlington, Etats-Unis ; 1856, à Québec ; 1858, au Labrador ; 1860, professeur au collège Saint-Joseph d'Ottawa ; 1862, à Buffalo ; 1865, à la résidence de Liverpool, en Angleterre.
Tiré du Répertoire général du clergé canadien, p. 248.
[2] FERLAND, Jean-Baptiste-Antoine, né à Montréal le 25 décembre 1805, fils d'Antoine Ferland et d'Elizabeth Lebrun-Duplessis ; ordonné le 14 septembre 1828 ; vicaire à Québec ; 1829, vicaire à la Rivière-du-Loup ; 1830, à Saint-Roch de Québec ; 1834, premier curé de Saint-Izidore de Lauzon ; 1836, curé de Notre-Dame-de-Foye ; 1837, de Sainte-Anne et de Saint-Féréol ; 1841, prêfet [sic] des études à Nicolet ; 1848, supérieur du séminaire de Nicolet ; 1850, appelé par Mgr Turgeon, alors évêque de Sidyme, à l'évêché de Québec et membre du conseil de l'évêque ; visite à deux reprises l'île d'Anticosti et la côte du Labrador ; va passer une année à Paris, pour recueillir des documents dans l'intérêt de l'histoire du Canada. Nommé professeur ordinaire et doyen de la faculté des arts à l'Université-Laval ; aumônier de la garnison de Québec ; décédé à Québec, le 11 janvier 1865, à l'âge de 59 ans. Inhumé dans le choeur de la cathédrale, côté de l'épître.
Tiré du Répertoire général du clergé canadien, p.182.