1855 - Rapport sur les missions du Diocèse de Québec - Volume 11



Collectif. Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions qui en ont ci-devant fait partie, vol. 11, Québec, Presses A. Côté et Cie, mars 1855, 196 p. Disponible en ligne :  http://www.google.ca/books?id=iayelKVqm88C&source=gbs_navlinks_s, consulté le 9 octobre 2012


p.31

MISSIONS

SUR LA COTE DU LABRADOR ET DANS LES

POSTES DU ROI.

Lettre du R.P. Babel, O.M.I. à un père de la même

Société.

 Québec, 17 octobre 1854.

Mon révérend père,

Il est temps, qu'en vous rendant  compte des courses évangéliques que j'ai faites cette année, je vous envoie les renseignements que vous attendez, concernant les missions que nos pères placés aux Escoumains ont à desservir.

Ces missions sont de trois sortes. D'abord, celle des familles canadiennes réunies autour de moulins à scie, non loin du fleuve Saint-Laurent ; ensuite celles qui se donnent aux jeunes gens des chantiers dans leurs camps ; en troisième lieu, les missions qui se font chez les sauvages dans leurs chapelles, bâties en général auprès des postes de la Compagnie de la Baie d'Hudson, dit postes du Roi. Les divers lieux où se donnent les exercices de ces missions sont échelonnés le long de la côte nord du Saint-Laurent, à partir [p.32] de l'embouchure du Saguenay jusqu'à la chapelle dite de la Visitation, sur une étendue d'environ deux cents lieues [1].

De ces missions, les canadiennes, c'est-à-dire celles des deux premières classes, sont disséminées le long du bord de l'eau, depuis le Saguenay jusqu'à la Rivière aux Outardes, ce qui forme une étendue d'environ trente lieues par eau. Mais lorsqu'on doit visiter les postes à pied, les baies profondes dont il faut faire le tour et les détours forcés dans les bois pour franchir les portages allongent la route d'un tiers ; et je ne pense pas qu'alors, dans le même espace, il y ait moins de quarante-cinq lieues à faire sans jamais rencontrer un seul bout de chemin formé. De Tadoussac au Sault au Cochon, la plus longue distance que l'on ait à franchir, sans rencontrer de maisons, est de quatre lieues ; mais du Sault au Cochon à Papinachois, sur une étendue de plus de quinze lieues, par des chemins horribles et praticables seulement l'hiver à la raquette, il n'y a qu'une seule maison et une cabane sauvage. Pour faire ce trajet, on est toujours obligé de coucher dehors ; et cela, dans la saison la plus rigoureuse.

Ce n'est pas à moi, mon R. P., à vous parler des missions entre les Escoumains et le Saguenay : c'est là le champ particulier du R.P. Durocher.

Les missions canadiennes que j'ai à faire se développent sur une étendue d'environ trente cinq lieues, que l'on fait, en hiver, à la raquette ; elles commencent l'automne et c'est pour moi le temps le plus pénible. Il est vrai que, tant que la mer est belle, je voyage en canot sauvage ; mais que l'eau devienne pesante et surchargée de glaçons ne permettant plus de voyager en canot sans un danger imminent, je chausse alors la botte canadienne pour longer les grêves, à travers la vase et les glaces brisées que le vent du nord-est entasse sur la rive. Il me faut alors escalader des rochers bien escarpés ; couper des baies profondes, ça et là de petites rivières que je dois passer à gué. L'automne dernier, pour aller visiter un malade, j'ai dû patauger dans la vase ou passer dans l'eau à mi-jambe pendant près de trois-quarts d'heure : j'avais à couper la baie des Milles Vaches. C'est dans de pareils voyages que je soupire après le moment, où la terre couverte d'une épaisse couche de [p.33] neige me permettra de chausser la raquette : car, alors seulement les marches deviennent moins pénibles et plus promptes. De l'automne au printemps, je visite quatre fois ces diverses missions canadiennes, sans parler des visites aux malades pour lesquels, dans les intervalles, je suis appelé quelques fois et à de grandes distances. L'hiver dernier, je dus aller visiter deux malades, dont l'un se trouvait à onze lieues de ma résidence, l'autre à vingt cinq lieues ; que dis-je, vingt cinq lieues ! les lieues le long de la grève, à travers les portages, sont d'une longueur démesurée. Pour me rendre du Sault au Cochon à la Pointe aux Colombiers, je pris la raquette à dix heures du matin, et je ne la laissai qu'à neuf heures et demie du soir. Il n'y aurait eu cependant à faire que trois lieues par eau.

J'avais alors, avec moi, deux hommes qui se trouvèrent bientôt accablés de fatigue et de lassitude. L'un d'eux en était venu à un tel point de faiblesse, qu'à chaque instant il s'étendait sur la neige et me priait de l'abandonner, et de poursuivre ma route seul. Vous pensez bien que je refusais de me rendre à ses désirs ; et plutôt que de l'abandonner, j'aurais passé la nuit dehors, exposé à la rigueur d'un froid déjà assez vif. Je le décidai à prendre un peu de nourriture, ce qui ranima ses forces ; et nous arrivâmes enfin à une pauvre cabane sauvage. Dans ces sortes de demeures, il n'y a ni lit, ni table, ni banc, ni siège d'aucune espèce. Pour mon compte, je commençai par ramasser quelques morceaux de bois, dont je me fis un oreiller, et m'étendant près du poêle, je reposai un peu mes membres fatigués. Mais bientôt je dus me lever pour réciter mon bréviaire, car dans la route je n'avais pu encore satisfaire à ce devoir. Le souper, comme vous le pensez bien, mon R.P., ne fut pas splendide. Mon sauvage s'en alla quérir quelques petites branches d'épinette, qu'il fit bouillir en guise de thé. Ce breuvage, joint à quelques biscuits et à un peu de gros lard de notre provision, fit tous les frais de ce repas, qui devait clore la journée. Voilà l'esquisse d'un de nos voyages dans ces contrées sauvages.

Je me hâte donc de passer à la description de la visite des camps. Le huit janvier, j'avais quitté ma résidence pour entreprendre mes missions. Après [p.34] avoir passé quelques jours, non loin du bord de l'eau, au milieu des familles groupées autour des moulins, je laissai la mer pour pénétrer dans l'intérieur des forêts. C'était l'époque ordinaire où je visite annuellement nos jeunes gens dans leurs camps. Vous allez voir, mon R.P., ce que c'est que ces camps, et ce qu'y fait le missionnaire quand il les visite dans l'exercice de son ministère. Figurez-vous des cabanes de huit pieds de haut sur vingt-cinq à trente de long ; les murailles en sont faites avec de longues pièces de bois brut ; elles n'ont pour plancher de bas et de haut que des pièces du même genre ; le tout, en dehors, se trouve avoir disparu sous la neige, moins un ou deux chassis d'où l'on a soin de l'écarter. On entre dans ces demeures sombres et dégoutantes sous bien des rapports, par une porte basse et tout-à-fait écrasée. C'est dans chacune de ces cabanes que se réunissent toutes les fois, au nombre de vongt-cinq et trente, les jeunes gens employés dans les forêts à abattre, préparer et charrier le bois pour fournir au sciage des moulins ; ils y viennent pour y goûter un peu de repos sur quelques branches de sapin et se délasser du travail d'une pénible journée.

En entrant donc, moi-même, dans ces cabanes, quel tableau se déroule sous mes yeux ! Je vois, il est vrai, un bon nombre de ces jeunes gens témoigner leur joie de voir arriver le missionnaire au milieu d'eux ; mais j'en aperçois aussi bon nombre d'autres dont le front s'assombrit sitôt qu'ils me voient : les regards qu'ils échangent entr'eux m'apprennent bien vite que ma présence les contrarie.
Cependant on ne manque pas de pourvoir au souper du missionnaire : quelques grillades de gros lard et du biscuit en font les frais ; c'est là d'ailleurs aussi le souper des travailleurs. Quelque mince, mon R.P., que vous paraisse ce repas, un estomac préparé par une bonne journée de marche le trouve excellent. Après le souper, je dois me mettre de suite à l'oeuvre, car je n'ai pas longtemps à rester ; et ainsi, il ne doit rien y avoir de plus pressé que de mettre bientôt le démon à la porte. Après les premiers entretiens de bonne venue, je tâche de les intéresser par le récit de quelques histoires ; s'il y a parmis eux quelques conteur, je le fais narrer à son tour ; si je découvre quelque chanteur qui sâche [sic] [p.35] quelque chanson, seulement amusante et assez à leur goût, je l'invite à chanter. Pendant que tout ceci se passe, je vois les visages s'épanouir, même chez ceux dont le front était si sombre. Bientôt tous viennent garnir le cercle pour prendre part à la joie commune. C'est de cette manière que je m'industrie à les intéresser pendant une demi-heure ou trois-quarts d'heure. N'est-ce pas, mon bon père; il faut se faire tout à tous ? J'espère bien que vous ne me gronderez pas parce que je chante des chansons. Saint Français Xavier [sic] jouait bien aux cartes avec de forts joueurs pour les gagner à Dieu.

Aussi, mon R.P., ordinairement quand je vois que mes jeunes gens en sont là, je me dis intérieurement : maintenant je le tiens, difficilement s'en échappera-t-il quelqu'un. Ce n'est qu'alors que je ne fais plus difficulté de leur dire : Eh bien ! mes amis, maintenant que vous voilà en si bonne dispositions, si gais, si contents, parce qu'on a bien ri, on s'est bien amusé, on vous a bien intéressés par la grâce de Dieu et sans l'offenser, ne ferions-nous pas bien de chanter les louanges de ce bon maître ? Et tout de suite ils se mettent avec moi à chanter des cantiques. Aussi l'instruction venant d suite après, l'écoutent-ils avec la plus grande attention. Après l'instruction viennent la récitation du chapelet et la prière du soir. La prière terminée, on voit avec bonheur qu'à une sainte gaîté a succédé un religieux silence. C'est alors que les uns à la suite des autres se retirent dans les endroit les plus reculés pour examiner leur conscience et s'exciter à la contrition, tandis que d'autres préparent à l'écart une sorte de confessionnal, derrière une couverte.

Le premier qui se présente pour se confesser est ordinairement le Foreman : c'est lui qui ouvre la marche. Les meilleurs viennent les premiers à la suite ; puis les plus endurcis eux-mêmes, voyant leurs camarades sortir du confessionnal avec un air de satisfaction et de contentement, s'avancent à leur tour ; de manière qu'ordinairement tous les jeunes gens se confessent lors du passage du missionnaire. Vers une ou deux heures après minuit, les confessions étant terminées, le missionnaire peut prendre un peu de repos, comme les habitants de ces cabanes, il le prend sur quelques branches de sapin préparé ad hoc. Mais vers quatre heures il faut [p.36] qu'il soit debout. Alors il prépare son autel pour célébrer la sainte messe. Je vous assure, mon R.P., que, dans ces camps, notre chapelle n'est rien moins que brillante ; elle doit ressembler beaucoup, par la pauvreté, à celles des catacombes où les premiers chrétiens allaient se cacher pour célébrer les saints mystères. La messe terminée, je fais encore une instruction à mes gens ; et tout se termine ordinairement vers six heures du matin.

Voilà, mon R.P., le travail d'une soirée ou plutôt d'une nuit dans un camp. Ce même travail se répète cinq, six, sept nuits de suite, selon le nombre de campements qui dépendent d'un poste. Je vous assure, et vous m'en croirez, qu'après avoir passé six ou sept nuits de suite, dans de pareils exercices, je soupire après le repos. Encore si l'on pouvait, le jour, suppléer au manque de sommeil de la nuit ; mais non, pendant le jour il faut marcher pour se rendre d'un camp à l'autre. Il faut dire aussi que la consolation de rendre la paix de l'âme à ces pauvres enfants nous dédommage bien de toutes ces fatigues. J'ai trouvé rarement ailleurs des personnes mieux disposées. Ceux même qui dans les paroisses auront résisté, pendant plusieurs années, aux sollicitations d'un pasteur zélé et à l'exemple de toute une paroisse, sont souvent les premiers à venir me trouver les larmes aux yeux et bien décidés à mettre un terme à leurs désordres. Il y a évidemment, eu égard à la position de ces jeunes gens et à la vie pénible qu'ils mènent là, une grâce toute particulière attachée à ces visites du missionnaires.

Venons maintenant, mon R.P., à nos missions sauvages. Ces missions commencent avec la belle saison ; elles ont bien aussi leurs fatigues ; mais c'est vraiment sur cette oeuvre que la bénédiction de Dieu est d'une manière toute particulière. Le travail n'a rien de pénible quand on voit le bien s'opérer si sûrement et s'affermir d'une mission à l'autre. Là on trouve toujours ces habitants des forêts préparés de longue main à la visite de leur missionnaire. Ce dernier printemps, je suis descendu pour ces missions à bord d'une goélette, qui se rendait au Labrador, et après quatorze jours d'une navigation monotone, j'ai touché au poste d'Itamaméou. Dès que les sauvages virent paraître au loin notre embarcation [p.37], de nombreuses décharges de fusil m'apprirent qu'ils m'avaient déjà reconnu. En effet, en les considérant alors dans le lointain, un instant après j'en vis un bon nombre sauter dans leurs berges ou leurs canots, et venir au devant de leur père. Ils nous eurent bientôt rejoints et chacun d'eux s'empressait à venir me saluer, en me serrant la main avec une effusion de coeur qui exprimait bien la joie qu'ils éprouvaient de me revoir. J'eus bientôt quitté ma goélette et mis le pied dans une de leurs embarcations. Le vent étant favorable, en un instant nous eûmes gagné la chapelle, autour de laquelle se trouvait réunis tous ceux et celles qui n'avaient pu venir à notre rencontre. Là les femmes, les enfants, les vieillards à leur tour me serraient la main. «Que nous sommes heureux de te revoir, me disaient-ils ! Voilà plusieurs jours que nous sommes arrivés ; nous commencions à craindre que tu ne vinsses pas cette année ? » Pour mon compte, j'étais vraiment heureux de me trouver  au milieu de mes Indiens : ils sont si bons, si ingénus, si soumis ! Le missionnaire est vraiment au milieu d'eux comme un père au milieu de ses enfants. Ce sont ces pauvres gens qui craignent et détestent le péché ! Si vous saviez comme ils déplorent avec amertume les égarements de leur vie passée ! Combien leur persévérance dans le bien et l'ensemble de leur conduite sont capables de faire rougir bon nombre de chrétiens bien plus privilégiés qu'eux par l'abondance des secours qu'ils reçoivent ! Ces pauvres sauvages se maintiennent, pour la plupart, dans l'amitié de Dieu, l'année entière. Ils n'ont cependant le service de leur missionnaire qu'une fois l'an, et ne le possèdent au milieu d'eux qu'une dizaine de jours au plus. Je restai donc, cette année aussi, dix jours au milieu de ces fervents chrétiens pour les exercices de leur mission. Donc le jour du départ, même cérémonie, cela va sans dire, que le jour d'arrivée et avec les mêmes sentiments d'un vif attachement et de la plus sincère reconnaissance, surexcités par les bienfaits qu'ils venaient de recevoir pendant la mission. Les personnes un peu âgées surtout, en me serrant la main, versaient des larmes : « Bonjour, mon père, me disaient-ils ; tu prieras le bon Dieu pour nous pour que nous ayons le bonheur de te revoir à l'autre mission et d'entendre encore la messe. [p.38] Mon départ fut également salué par plusieurs décharges de mousqueterie.

Je n'étais en core qu'à une petite distance du rivage,quand j'aperçus plusieurs canots se dirigeant vers nos berges. Je compris que c'était de nos sauvages, qui allaient nous accompagner dans le trajet de ce poste à celui de la prochaine mission. Je ne me trompais pas. Quelques instants après, nous fûmes rejoints par une dizaine de familles, qui se dirigeaient avec nous sur Mingan. Cependant la distance, pour se rendre à ce poste, est de quatre-vingts [sic] lieues. Mais la distance n'effraie pas les bons sauvages, quand il s'agit d'accompagner le missionnaire, et surtout pour participer encore aux exercices d'une mission. Il faut avouer aussi que la mission est pour eux le seul trait marquant de l'année. Après, ils en font pendant longtemps le sujet de leur conversation, et ce qui est plus heureux encore de leurs  réflexions, et la règle de leur conduite.

Tus ensemble, nous longeâmes la côte pendant quatre jours consécutifs, à travers les petites îles ; nous avions six berges. Mais le vent nous devenant contraire, nous entrâmes dans la rivière de Natashkuan [sic], où nous trouvâmes une douzaine de familles, qui n'attendaient que le passage du missionnaire pour se rendre avec lui à Mingan. Nous étions là tout près du lieu que nous avions découvert, il y a deux ans, avec le R.P. Arnaud, être celui où repose le corps de l'un de nos prédécesseurs, mort dans la visite de ces mêmes missions. Nous allâmes donc prier tous ensemble sur la tombe de ce bon prêtre.

Peu après, nous partions de Natashkuan sur douze berges ; et nous cinglâmes encore à travers les îles. A mesure que nous avancions, nous apercevions successivement tantôt une nouvelle berge, tantôt une autre se détachant du rivage et venant se joindre à nous. Réunis ainsi en grand nombre et chacun prenant soin que sa berge s'écartât des autres le moins possible, on s'entretenait joyeusement et surtout on chantait des cantiques. Si parfois, la brise devenant plus forte, les voiles en meilleure condition venaient à dépasser les autres, au premier moment de calme les retardataires pesant plus fort sur leurs rames les avaient bientôt rejointes. c'est alors qu'on entendait de bien des bouches : «Père, chante donc encore ce beau [p.39] cantique.» Aussi dans le cours de ce voyage, je leur en ai fait connaître un bon nombre, qui m'ont paru fort de leur goût ; mais ils ne me donnaient point de repos qu'ils ne les eussent parfaitement appris.

A mon arrivée à Mingan, je trouvai quatre-vingts familles, qui m'attendaient déjà depuis longtemps. Inutile de vous dire les heureux effets des exercices que je leur donnais pendant le temps que je passais au milieu d'eux. Le missionnaire travaillait encore auprès de ses bons sauvages Montagnais, c'est tout dire. Il n'y a pas eu de trait saillant qui distinguât cette mission de celles des années précédentes. Seulement, On voit avec bonheur comme les résolutions sont gardées et comme, depuis quelques années, ces populations nomades s'affermissent dans le bien. D'ailleurs le R.P. Durocher, ayant fait lui-même, cette année, la mission des Ilets de Jérémie, pourra pourra vous intéresser beaucoup par le récit de ses travaux. Le bon père pourra vous parler surtout de la générosité vraiment extraordinaire des sauvages qui fréquentent ce poste, lesquels se sont, pour ainsi dire, privés du nécessaire pour subvenir aux dépenses de leur chapelle.

Veuillez agréer l'assurance du bien vif attachement et du profond respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être, mon révérend père,

Votre très etc., etc.,

Babel, ptre., O.M.I.

[1] Une lieue = 5,55600 kilomètres (Source : Conversion automatique Google)
                                               


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Rivière Manikuagan (de la cabane de Grégoire Pistapesh),


3 juillet 1855.

Monseigneur,

Il y a peu de temps, après avoir reçu ordre de monter dans les terres pour aller évangéliser les sauvages infidèles Naskapis, je me mis en route au temps marqué, avec trois Montagnais et deux Canadiens. Jamais voyage ne m'avait plus souri ; je ne me faisais point cependant illusion sur les dangers, et les difficultés qu'on aurait à soutenir, mais j'espérais avec un peu de patience et de persévérance, on serait venu à bout de vaincre les uns, et de supporter les autres ; la Providence en a disposé autrement. Après des efforts [p.40] constants et presque héroïques de la part de mes fervents Montagnais, qui entreprenaient ce voyage dans le seul but de procurer la gloire de Dieu en faisant connaître la sainte prière à leurs frères encore infidèles, nous avons vu tous nos pieux projets et nos espérances s'évanouir dans un moment. Nous avons manqué perdre la vie dans un rapide. Au milieu du tourbillon, nos provisons et nos effets sont tombés à l'eau ; on a ramassé ce que l'on a pu de ce qui est venu à terre. Je me suis jeté à l'eau pour sauver une poche de farine, tandis que mes hommes, courant à toute hâte, faisaient tous leurs efforts pour sauver le canot, seul moyen que nous eussions pour nous transporter à la mer. Ils furent assez heureux pour le ressaisir au bout du rapide.

C'est ainsi, Monseigneur, que nous avons été forcés d'abandonner notre voyage. Je retourne avec peine, en pensant que je laisse derrière moi, bien loin dans les terres, de pauvres infidèles, désireux de voir la robe noire et de connaître la sainte prière. Ils n'ont rien de plus pressé, lorsqu'ils rencontrent quelqu'un de nos Montagnais sur leurs terres de chasse, que de leur dire : »Frère, apprends moi la prière que t'a enseignée la robe noire.» Ils passent quelques des mois entiers avec nos chrétiens au milieu de leurs forêts, dans le seul but d'apprendre d'eux ce qu'ils appellent la sainte prière. J'espère qu'à une autre époque nous serons plus heureux.

Ce qui avait beaucoup contribué à retarder notre voyage, c'était la hauteur des eaux. Les sauvages ne se rappellent point avoir déjà vu les eaux si grosses dans les rivières. Manikuagan est une de celles qui grossissent le plus et qui conservent plus longtemps leur volume d'eau ; parce qu'elle reçoit un grand nombre de tributaire, et puis que les lacs, à la hauteur des terres où elle prend sa source, sont grands et nombreux. Au dire de tous les sauvages, le temps le plus propice pour naviguer dans la rivière est dans le mois d'août. Les eaux étant alors basses, on n'a pas autant de rapides à monter ni de portages à faire. Ce qui rend les portages presque impraticables, ce sont ces nuées de moustiques, de maringouins, de brulots et de mouches qui se donnent, je crois, rendez-vous pour tourmenter les pauvres voyageurs ; ce qui faisait dire à un de mes hommes, que tous les [p.41] démons de l'enfer s'étaient changés en mouches pour le faire souffrir.

Pardonnez-moi, Monseigneur, ces quelques lignes que je viens de tracer à la hâte et sans suite sur mes genoux, et usant d'une nouvelle indulgence à mon égard, accordez-moi votre sainte bénédiction pour moi et mes bons sauvages.

J'ai l'honneur d'être,
Monseigneur,
De Votre Grandeur,
Le fils très-soumis et obéissant,
CH. ARNAUD, O.M.I.

                                     

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Lettre du R.P. Arnaud, O.M.I à un père de la même Société.

Nataskuan, 26 juillet 1854.

Mon révérend père,

J'allais partir pour une nouvelle mission, que je n'aurais pas crue devoir être si rapprochée de la dernière que je venais de faire, quand je reçus votre honorée lettre par laquelle vous me demandez la relation de mon voyage de l'hiver dernier, dans les terres des sauvages. Si j'avais pu prévoir votre demande, je me serais exécuté sur ce point, avant mon départ pour les missions, au coeur desquelles maintenant je me trouve. Je vais, cependant, dès aujourd'hui, commencer à vous tracer quelques lignes. Ce sera dans les courts moments de repos que les occupations ou les mauvais temps et les vents contraires dans les voyages voudront bien nous laisser, que je continuerai ensuite. Encore ne sera-ce pas cette fois pour vous parler de mon voyage de l'hiver dernier, mais bien de celui que je fais en ce moment pour partager, cette année avec le R.P. Babel, le travail des missions montagnaises du golfe. Permettez que je vous dise d'abord une des principales raisons qui ont [p.42] occasionné mon départ en peu précipité pour ces parages.

Lors du dernier départ du R.P. Babel poru les dites missions, dans les préparatifs du voyage, on avait oublié de placer le calice parmi les objets de la chapelle à transporter. Ce bon père, n'ayant rencontré d'occasion pour pouvoir célébrer la sainte messe qu'à son arrivée au poste le plus éloigné qui est celui par lequel commence les missions, on ne s'aperçut qu'alors de cette grave omission. Jugez de sa surprise et de son inquiétude ! Se voir à 150 lieues de Québec, sans calice pour célébrer, entouré qu'il était d'une foule de mes sauvages, si désireux d'entendre la sainte messe et qui, d'ailleurs, avaient à faire leurs pâques et leur mission. Bien entendu, rien de plus pressé pour lui que d'écrire au R.P. Durocher à Québec pour lui demander un calice, et un missionnaire aussi qui l'aiderait à faire ses missions, l'oubli du calice le mettant déjà beaucoup en retard. Etant moi-même avec le R.P. Durocher, quand il apprit cet événement, je le vis bien en peine. Il n'osait point me proposer ce voyage si rapproché de mon retour des terres, craignant de nuire à ma santé. Mais voyant moi-même que mes forces, grâce à Dieu, s'étaient rétablies assez promptement, je le tranquillisai sur ce point, l'assurant qu'il n'y avait pas à appréhender pour moi, et que j'étais capable avec le secours de Dieu d'aller partout où il m'enverrait. Donc, sur l'ordre de mon supérieur de me préparer pour le départ, le lendemain nous fîmes voile pour le golfe. Dix jours après, j'étais avec le R.P. Babel à Mingan où nous terminâmes ensemble cette mission. Le 15 juillet, le R.P. Babel prenait déjà la route du côté des Sept Iles et moi, deux jours plus tard, je me dirigeais du côté du Labrador avec quelques familles sauvages.

Notre petite caravane se grossissait de jour en jour, par les familles sauvages échelonnées le long du rivage, qui, à notre passage, nous saluaient par la décharge de leurs fusils, puis pliaient leurs cabanes et venaient se joindre à nous.

Je dois vous dire, mon R.P., que pendant ces voyages, comme pendant ceux que nous faisons à travers les forêts, chacun a le soin de pourvoir à sa nourriture : mais arrivés à l'endroit où l'on doit passer [p.43] la nuit, les uns dressent le campement, les autres préparent les repas, que l'on prend en même temps et le plus tôt possible. Après, on se réunit pour le chant des cantiques, la récitation du chapelet et de la prière du soir, que le chef récite à voix haute.

Que de tendres émotions ces scènes touchantes ont, encore une fois, réveillées dans mon âme ! Ces exercices terminés, chacun s'enveloppant dans sa couverte se livre tranquillement au sommeil, sans oublier certainement de donner son coeur à Dieu. Il est bon d'observer, mon R.P., que les Indiens, par respect, s'arrangent pour que le missionnaire dorme toujours à l'écart, sous une tente, s'il y en a, ou sous un canot ou dans le creux de quelque rocher.

Le matin, avant le départ, la prière se fait en commun. Une fois en route, on dit l'itinéraire, qui consiste dans la récitation d'un pater et d'un ave et des litanies de la Sainte Vierge et dans le chant du sub tuum ; le totu en langue sauvage.

Le six du mois d'août, je terminais la mission d'Itamamiou. J'eus le bonheur d'admettre à la sainte table bon nombre de sauvages, que je trouvai réunis autour de cette chapelle. Toutes les familles canadiennes, fixées aux environs se montrèrent également très-empressées à assister aux différents exercices que je donnai pendant les trois jours passés au milieu d'eux. Ces exercices terminés, je laissai tous ces braves gens pour porter à d'autres les secours de mon ministère. C'est là que je me séparai, pour cette année, de mes bons montagnais, qui avaient été mes compagnons de voyage, pendant une grande partie du chemin qu'il avait fallu faire pour cette mission. Ensemble nous avions supporté les fatigues du chemin, les intempéries de l'air et tous les dangers que l'on court sur l'eau. Tout cela, n'ayant pu qu'affermir d'avantage l'attachement qu'ils ont pour leurs missionnaires, rendait notre séparation d'autant plus pénible.

Qu'il est touchant alors le spectacle que présente le départ ! tous se pressent indistinctement  autour du missionnaire. Hommes, femmes et enfants ; chacun veut lui dire un dernier adieu, recevoir une dernière bénédiction, recevoir une dernière bénédiction. J'ai vu couler alors bien des larmes, surtout des yeux de ceux qui m'adressaient ces paroles : «Père, prie le Grand Esprit qu'il m'accorde la [p.44] grâce de te revoir : nous penserons à toi lorsque nous serons dans nos forêts, quand la maladie ou la faim nous feront [sic] sentir leur rigueur : pense donc toujours à nous et prie pour nous.»

Ma mission sauvage était alors terminée pour cette année, dans cette partie. Je n'avais plus à m'y occuper que des familles canadiennes échelonnées sur la côte depuis Itamamiou jusqu'aux Blancs Sablons [sic] : ce qui peut comprendre une distance de quatre-vingts lieues.

Depuis sept à huit ans, de zélés prêtres canadiens avaient arrosé de leurs sueurs cette partie de la vigne du Seigneur. Le premier de ces messieurs qui visita les habitants des côtes du Labrador fut M. des Ruisseaux [Desruisseaux]. Il y exerça son ministère avec beaucoup de fruit. Mais une mort trop précoce vint le ravir à cette mission, pendant qu'il se livrait tout entier au soulagement de nos pauvres malheureux attaqués des fièvres typhoïdes. M. Bonenfant, curé de Berthier, succéda à M. des Ruisseaux et profita des heureuses dispositions de ces bons canadiens, pour les exhorter à se construire une chapelle. Je dois donc dire à l'honneur de ces bons chrétiens que tous se sont montrés généreux dans cette circonstance, et ont répondu largement à cet appel. Aussi la chapelle a-t-elle été construite l'année dernière à La Tabatière, et les bourgeois du lieu, quoique protestants, ont voulu mêler leurs libéralités avec celles des catholiques, pour l'érection de cet édifice unique élevé à la gloire de Dieu dans ces contrées. M. Bellanger, grand vicaire de Mgr l'évêque de Terreneuve et missionnaire du Labrador, avait lui-même, dans le temps, désigné l'emplacement de cette chapelle, laissant à la charge des syndics nommés ad hoc le soin de faire avancer les travaux. Grâce à la persévérance de ces messieurs, tout est maintenant terminé, chapelle, clocher et sacristie.
Comme je l'ai dit plus haut, les catholiques qui se trouvent sur ces plages reçoivent chaque année, depuis à peu près huit ans, la visite du missionnaire. Le bien qui a été opéré est déjà grand ; mais il reste encore, et il y aura toujours, beaucoup à faire. Quand on conçoit tous les genres de séduction auxquels ces pauvres gens, isolés pendant une bonne partie de l'année, sont exposés régulièrement pendant le reste du temps, de la part des étrangers venant de la [p.45] Nouvelle Ecosse, des Etats-Unis, d'Angleterre, d'Irlande, de France, etc., lesquels affluent en très-grand nombre pendant la saison de la pêche, on est vraiment surpris de les trouver encore ce qu'ils sont. Il faut cependant avouer que si un bon nombre d'entr'eux, par leur bonne conduite, dédommagent le missionnaire des privations auxquelles il se soumet pour le bien de leurs âmes, il y en a aussi qui ne savent point apprécier ses sacrifices et qui ne le payent que d'ingratitude.

Permettez-moi à présent, mon R.P., de vous dire un mot sur les moeurs et les usages de Planteurs. Ils sont, en général, bons, francs, ouverts, gais, honnêtes et surtout hospitaliers. Je ne crains pas de vous dire qu'il est peu de lieux où l'hospitalité soit mieux exercée que sur ces lointains rivages. Leurs habitations sont très-propres et bien commodes ; ils se font un plaisir et un devoir de procurer au voyageur tout ce qui peut lui être utile ; aussi toutes ces belles qualités et les rapports fréquents qu'ils ont entre eux en font comme un peuple de frères. Leur principale, ou plutôt leur unique occupation, est la pêche pendant l'été et l'automne, et la pêche y varie selon les lieux ; ici, c'est la morue ; là, c'est le hareng ; ailleurs le saumon et enfin le loup-marin. Lorsque les différentes pêche sont abondantes, ces braves gens vivent assez largement et presque avec profusion. Je n'ai pas rencontré de pauvres parmi eux. Bien leur prend de s'occuper beaucoup de pêche : carces parages ne sont point susceptibles de culture, vu la briéveté de la belle saison ; et même dans les mois les plus chauds, il ne se passe presque pas de semaine sans qu'il y gèle. D'ailleurs on serait bien en peine de trouver sur le littoral des endroits propres seulement pour de petits jardins ; ce n'est qu'une suite non interrompue de rochers, de baies et de presqu'îles. Les milliers d'îlots qui se suivent sont aussi pauvres que la terre ferme, leur aspect lui-même n'a rien de frappant sur quoi l'oeil du voyageur puisse se reposer avec plaisir. Ce que l'on rencontre de plus saillant, dans ces parcours, ce sont les nuées de gibiers aquatiques qui s'élèvent de leurs nids, à l'approche de l'étranger, en poussant des cris étourdissants.

[p.46] Pendant l'hiver, c'est la chasse, surtout celle des bêtes fauves, qui fait l'occupation des planteurs ; plusieurs d'entr'eux s'y livrent avec succès. Les principaux quadrupèdes qui se trouvent dans ces régions sont les loups, les renards noirs, rouges et blancs, l'ours noir et l'ours blanc. Les ours blancs ne se trouvent ici qu'en petit nombre ; ils sont de la taille d'un gros boeuf, s'il faut en juger par les peaux que j'ai vues ; leur principale nourriture est le poisson, le loup-marin et les débris de la baleine, qu'on rencontre assez fréquemment sur la route. L'ours blanc est plus féroce que l'ours noir, il a l'avantage de bien nager et d'aller chercher sa proie jusqu'au fond de l'eau. L'ours noir, quoique moins redoutable, n'en devient pas moins féroce toutes les fois qu'il est attaqué. Plusieurs chasseurs ont été victimes de leur courage, et j'en connais qui portent encore les marques des blessures qu'ils ont reçues dans le duel avec ces redoutables adversaires ; l'ours sait très-bien jouer des griffes et des dents, armes que la Providence lui a données pour se défendre.

On trouve aussi dans ces endroits, le carcajoux [sic], espèce d'être malfaisant sous tous les rapports. On dirait qu'il se plait surtout à déjouer les chasseurs, il brise et détruit tout ce qu'il rencontre ; il ne fuit point à l'approche de l'homme, mais il suit ses pistes et en son absence entrera dans la cabane du chasseur, brisera et enfouira, sous terre ou dans la neige, les objets qu'il pourra emporter. Sa force égale celle de l'ours noir ; il grimpe avec beaucoup de facilité sur les arbres, il fait la chasse à presque tous les autres animaux des bois, mais il est surtout l'ennemi déclaré des porcs-épics, qu'il tue non pour en manger la chair, mais pour satisfaire son instinct de destruction. Lorsque je me trouvais dans les bois avec les sauvages, j'ai eu l'occasion de voir cela de mes yeux. Les martres sont ici d'une qualité supérieure, ainsi que les renards noirs, croisés, ou argentés. Les cariboux y sont très-nombreux, surtout dans certains endroits ; il ne se passe pas d'année sans que les planteurs en tuent un bon nombre, quoiqu'ils soient, cependant, peu exercés à cette chasse.

La seule voie de communication dans ces parages entre les différents postes, est la navigation en chaloupe [p.47], en berge ou en canot, et pendant l'hiver en traineau [sic ]tiré par une meute de huit, dix ou douze grands chiens esquimaux, qui ne sont bons que pour cet usage. Par la vitesse de leur marche, les distances ne sont rien ; il n'y a pas de cheveux qui pourraient supporter la fatigue qu'ils endurent. Les loups seuls à la course pourraient les égaler en vitesse ; aussi ont-ils avec eux une ressemblance extrême et les mêmes penchants, ce qui a fait croire à plusieurs voyageurs que les chiens esquimaux provenaient de véritables loups, réduits à l'état de domesticité par les sauvages. Les chiens esquimaux ne jappent point comme les autres chiens ; mais ils poussent de longs hurlements à la manière des loups. Ils ont l'habitude de se tenir toujours ensemble et à l'écart sur quelque hauteur ; c'est là qu'ils font leurs sabbat, principalement la nuit. Malheur au chien d'une autre race, s'il est rencontré par les chiens esquimaux, car il est aussitôt dévoré. Ces animaux sont cependant d'ordinaire bien doux envers l'homme, même envers les étrangers, quoiqu'on m'ait parlé d'un enfant d'une dizaine d'années, qui fut dévoré par une meute de ces chiens sans que le maître pût les empêcher. Il fallait que ces animaux fussent alors bien pressés par la faim, car c'est l'unique exemple qu'on rapporte de cette nature.

C'est par le moyen de leurs chiens que les planteurs se procurent le bois de chauffage, lequel se trouve situé loin des habitations, quelquefois jusqu'à cinq lieues dans l'intérieur. Là, le bois est bien loin de parvenir à la grosseur et à la hauteur qu'il atteint aux environs de Québec et ailleurs en Canada ; on ne trouve que des arbres rabougris et encore sont-ils d'un bien difficile accès. Cinq ou six chiens esquimaux mènent des charges qu'un cheval aurait de la peine à traîner. Pour rendre plus glissants sur la neige ou sur la glace les traineaux qui portent ces charges, on les lisse avec des os de baleine.

Le peuple dont je vous parle vivrait très-heureux, et surtout il se conserverait très-pur du côté des moeurs, sans ce contact fréquent qu'il a avec les traiteurs et les gens de pêche qui viennent d'ailleurs. On m'a dit qu'aux Blancs-Sablons, il se trouvait quelquefois jusqu'à trois cents voiles de toutes grandeurs.

[p.48] De quelle utilité, dans de pareilles circonstances, ne serait pas la présence d'un prêtre pour prémunir ces bonnes gens contre le scandale ! Que de blasphèmes, d'ivrognerie et de désordres de tout genre n'empêcherait-elle pas ! Prions Dieu qu'avec le temps ce souhait puisse se réaliser.

Je suis, avec bien du respect,
Mon révérend père,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Arnaud, O.M.I.

                                    

p.48

Lettre du R.P. F. Durocher, O.M.I. au R.P. Santoni de la

même Société, supérieur à Montréal.

Escoumains, 15 décembre 1853.

Mon révérend père,

Je profite avec bonheur d'un moment de loisir, que me laissent mes nombreuses et pressantes occupations, pour vous donner quelques détails touchant nos courses de cette année chez les Montagnais qui occupent la rive nord du Saint-Laurent, sur un littoral de quatre cent-cinquante lieues environ.

Je descendis, le printemps dernier, accompagné de deux charpentiers qui devaient construire, à l'entrée du Labrador, une chapelle pour la desserte de nos Montagnais de Maskuaro, et des pêcheurs établis sur la Côte. Depuis quatre ans nos chers Indiens sollicitaient cette faveur ; mais jusqu'à présent il nous avait été impossible de nous rendre à leurs désirs. Nous n'avions pas les fonds nécessaires pour couvrir les dépenses qu'entraîne l'érection d'une chapelle, dans des lieux où il n'y a point de bois de construction. On est obligé, en effet, de faire venir à frais immense le bois de Québec, c'est-à-dire, de plus de deux cents lieues. Personne ne sait, malgré les grands sacrifices que s'étaient imposés ces pauvres [p.49] gens, combien d'années encore il nous eut fallu attendre, sans le secours qui nous a été alloué par la propagation de la foi.

Une fois les fonds obtenus, la première chose à faire était de choisir un emplacement convenable : ce fut aussi par où je commençai. Après avoir vogué toute une journée entre ilots de pierres, couverts de mousse et de broussailles, et sans un seul arbre forestier, je perdis l'espoir de trouver quelque riant côteau [sic], résolu de prendre terre à la première baie de facile abord, où les petites embarcations pouvaient être en sureté à l'embouchure de quelque rivière poissonneuse. Itamamiou, ou rivière branchue, me présentant les avantages que je désirais, attira mon choix. Accompagné des habitants de l'endroit, je choisis pour l'emplacement de la chapelle un coteau arrosé par la rivière, qui y descend en cascade, et adossé à trois petits lacs. À part quelques arbustes au bord des lacs, on ne voit de toutes parts que des rochers. Impossible même de trouver dans les environs un terrain pour les inhumations ; aussi avons-nous été obligés de placer le cimetière à près d'un demi-mille de distance derrière un petit monticule.

Rien de plus âpre que le climat du Labrador. Durant la belle saison les vents du sud-ouest, qui y sont fréquents, y amènent une brume très-épaisse qui obscurcit les rayons du soleil ; l'air y est extrêmement humide. Il semble que, dans des lieux si peu favorisés de la nature, on ne devrait rencontrer que de pauvres Indiens vivant au milieu des bêtes fauves. Je fus cependant agréablement surpris de trouver là des compatriotes qui m'accueillirent avec la plus généreuse hospitalité. Je rencontrai chez eux une belle et aimable simplicité, précieux héritage qu'ils ont reçu avec la plus grande cordialité et traité comme un des membres de la famille ; on lui présente des rafraichissements et on s'étudie, par toutes sortes de prévenances, à lui faire oublier les fatigues du voyage. En les voyant, tous ces braves gens, on les prendrait pour les enfants d'une seule et même famille, dont la mère aurait déposé au fond du coeur de chacun d'eux le précieux trésor de la religion et de la charité fraternelle.

[p.50] Mais comment, séparés qu'ils sont les uns des autres par des bras de mer considérables, peuvent-ils entretenir cette union ? L'été, il est vrai, la chose n'est pas facile ; les bords du golfe sont hérissés, en ce pays, de rochers escarpés, et l'intérieur n'est qu'une série de lacs et de marais interminables : nul moyen de communication que la voie d'eau qui est bien longue. Mais l'hiver, lorsque le froid a rendu solides les bras de mer entre les ilots et la terre ferme, ces braves gens peuvent facilement se tirer de cet isolement : aussi pour profiter, en leur temps, des chemins qui lui sont alors présentés par la nature, chaque habitant, à défaut de cheval, élève une meute de chiens qui le transporteront lui et sa famille fort lestement et fort agréablement d'un endroit à un autre, et lui charrieront, au besoin, et son bois de chauffage et tous les objets dont il doit s'approvisionner. Il faut avouer que l'attelage et la voiture sont aussi un peu singuliers. On attèle ces coursier d'une nouvelle espèce à de longs traîneaux dont les lisses sont protégées par des os de baleine. Pour les excursions de plaisir, on adapte de plus au traîneau un sommier mobile et facile à enlever ; c'est à ce sommier qu'aboutissent dans ce cas toutes les lanières en peau de caribou qui servent à l'attelage ; ce même sommier est armé aux deux extrémités de deux dents de fer que l'on enfonce dans la voie glacée quand on veut s'arrêter. Voilà pour la voiture. Voici maintenant pour les coursiers. Le chien le plus léger à la course est attelé au milieu ; son harnais est plus long que celui des autres de plusieurs pieds ; c'est lui qui fraie la route. Il est le coursier favori ; seul entre tous les autres, il a l'avantage de loger sous le même toit que son maître, qui le flatte à dessein devant ses concurrents ; ce qui provoque souvent leur émulation et aussi leur haine, à tel point qu'il ne serait pas extraordinaire qu'ils se jetassent sur lui, et le missent en pièces, si le maître ne le protégeait. Gare au favori s'il venait à se laisser atteindre par ses rivaux ! Outre cet expédient pour accélérer la marche, en voici encore un autre, mon révérend père, dont vous n'avez certainement pas entendu parler. N,est-ce pas ? lorsque l'on veut entreprendre un long voyage et le faire promptement, on a soin de bien nourrir le cheval. Eh bien ! quand ce sont des chiens [p.51] qui vous traînent, il faut prendre le contre-pied ; et si, ventre affamé n'a point d'oreille, ici il a du moins bonnes jambes. Le voyageur a donc soin de faire observer à ses coursiers un jeûne parfait tous les jours du voyage ; s'il oubliait cette précaution singulière, il n'aurait que des chiens lâches et paresseux, qui l'exposerait à périr en route. Après la marche rapide du jour, on leur donne le soir force chair de loup-marin. Les provisions viennent-elles à manquer, ils n'en reprennent qu'avec plus d'ardeur et de célérité le retour du lendemain ; et s'il en est un dans la bande à qui le systême [sic] ne plaise pas, il suffit au conducteur de saisir sa lanière et de le mettre à la portée du fouet ; le récalcitrant a bientôt retrouvé ses jambes et oublié sa mauvaise humeur. Voyager ainsi s'appelle, en terme du pays, aller en commétique. Donc, dans ces contrées, le voyageur monté en commétique où il est protégé par de bonnes peaux de buffle, ayant soin de bien observer les prescriptions susdites, fait claquer son fouet, voit voler ses chiens comme l'éclair, et en moins de douze heures franchit un espace de vingt-cinq à trente lieues.

Grâce donc à cette facilité de communications, il règne entre les habitants de cette contrée sauvage une grande intimité pendant la saison d'hiver. On serait porté à croire que c'est alors pour eux un temps de désordres et d'extravagances ; cependant je suis heureux de le dire à leur louange, le petit nombre de familles qui sont établies dans le Labrador-Ouest se font remarquer par leurs bonnes moeurs et par leur exactitude à remplir leurs devoirs religieux ; malheureusement il n'en est pas ainsi dans le Labrador-Est : là les catholiques se trouvent mêlés avec les protestants : aussi a-t-on à déplorer parmi eux un grand relâchement dans les moeurs. Une autre cause de ce désordre dans lequel ils vivent une bonne partie de l'année.

Le gibier, qui est très-abondant sur toutes les îles qui bordent la côte, est pour toutes ces familles une précieuse ressource ; le printemps amène dans ces parages diverses espèces d'oiseaux qui viennent y faire la ponte. Quelquefois ces immigrations sont si considérables que le soleil en est obscurci. la Moyac fait son nid sous les broussailles ; elle le compose avec le duvet qu'elle arrache à son propre plumage [p.52] ; lorsqu'elle va chercher sa pâture, elle a soin de couvrir les oeufs avec du duvet de même espèce, et de les mettre ainsi à l'abri de ses ennemis mortels, les goëlands [sic] ; les jeunes Moyacs, une fois éclos, échappent bien vite à la tendresse maternelle pour aller courir les mers, et se procurer eux-mêmes leur nourriture. La Mermette imprévoyante dépose ses oeufs sur la roche nue dans les mêmes ilots que la Moyac, mais toujours dans un endroit abrité contre le vent du sud-ouest. Comme les oeufs de ces oiseaux sont excellents, il s'en fait une grande exportation dans la saison de la ponte. Les dénicheurs s'établissent alors sur les îles voisines et vont tous les deux jours, si le temps est calme, faire leur cueillette qui est toujours très-abondante. Vous pourrez vous en faire une idée, mon révérend père, quand vous saurez que l'on charge, tous les ans, de ces oeufs une vingtaine d'embarcations de huit à dix tonneaux. C'est une vraie déprédation. Aussi le gouvernement canadien a-t-il passé des lois pour l'empêcher ; mais jusqu'à ce jour il n'y a pas eu sur la côte une protection assez puissante pour empêcher cette destruction du gibier. Tout ce que l'on m'avait dit sur cette multitude d'oiseaux de mer me paraissait incroyable, avant que je l'eusse vu de mes propres yeux. Un jour revenant de la visite d'un malade, j'eus la curiosité de visiter un de ces ilots où pond la Mermette. En moins de deux heures, les trois hommes de notre équipage eurent rempli une barrique des oeufs de ce volatile. Mais je vois que je m'oublie ; venons-en donc à vous donner les nouvelles que vous attendez de moi.

Pendant mes excursions sur la côte du Labrador, je rencontrai quelques familles de Montagnais qui, à cause de la maladie dont ils étaient atteints, ne pouvaient se rendre à Mingan, lieu destiné pour la visite épiscopale. Il y avait parmi eux une jeune femme qui portait sur le visage tous les pronostics d'une fin prochaine. Depuis un mois qu'elle était minée par la maladie, elle ne demandait à Dieu qu'une grâce, celle de voir ses jours prolongés jusqu'à l'arrivée du missionnaire ; aussi quel contentement elle montra à mon arrivée ! Comme elle en témoignait à Dieu sa vive reconnaissance ! Je lui donnai les derniers sacrements, qu'elle reçut avec la même joie et la même [p.53] allégresse que le saint vieillard Siméon reçut dans ses bras l'enfant Jésus au temple. Une bonne chrétienne de Massiatix, lieu où je la trouvai alors, sentant bien que les voyages que la malade eût été obligée de faire encore pour suivre sa famille dans son retour, et son séjour dans une cabane d'écorce pendant les pauses, ne pouvaient qu'aggraver son mal, la reçut dans sa maison, et lui prodigua tous les soins, lui suggérant les actes de religion conformes à son état. De retour de la visite de quelques malades, j'appris que Marie Anne (c'était le nom de notre Montagnaise) au milieu de ses souffrances n'avait cessé de témoigner des sentiments de religion envers Dieu, et de reconnaissance pour tous les services qu'elle recevait de sa bienfaitrice. Je venais à peine de la visiter de nouveau pour la fortifier dans ce moment extrême, qu'elle rendit sa belle âme à Dieu, entre les bras de son hôtesse charitable, après s'être munie pour une dernière fois du signe de la croix avec un extérieur indicible de confiance et d'abandon. On lui rendit les honneurs de la sépulture à Itamamiou ; et on mit un monceau de pierres sur la tombe, pour mettre ses restes à l'abri de la dent carnassière des chiens. C'est une précaution qu'on en doti jamais négliger dans ce pays sous peine de voir bientôt les cadavres déterrés devenir la proie de ces animaux affamés.

Le temps de me rendre à Mingan était arrivé, et je m'en trouvais à 75 lieues, sans embarcation pour m'y transporter : la divine providence vint à mon aide, et m'envoya le Doris, steamer du gouvernement en croisière sur la côte, qui me fournit la plus belle occasion possible. Les capitaines Fortin et Talbot me reçurent avec la plus grande politesse, me traitèrent avec la plus franche cordialité , et me firent débarquer à Mingan. J'y étais impatiemment attendu par nos chers néophytes, et par un grand nombre d'Indiens venus de la Baie des Esquimaux. Permettez-moi, ici, mon révérend père, de vous entretenir un moment de ces derniers, pour vous les faire un peu connaître, à la confusion de bien des chrétiens civilisés. Il y avait près de deux ans que ces pauvres sauvages avaient laissé leur pays pour venir se faire instruire de notre sainte religion. La plupart d'entr'eux étaient encore infidèles ; mais aucun, même de ceux qui étaient chrétiens, n'avait vu de robes-noires. Arrivés [p.54] à l'un de nos postes, l'année précédente, après la clôture de la mission et le départ des missionnaires, ils ne perdirent pas courage, et résolurent, pour ne pas éprouver le même désappointement l'année suivante, de passer l'hiver à la chasse sur les terres des Montagnais. Dans l'intervalle, ils sûrent mettre à profit leurs moments de loisir, ils apprirent des Montagnais nos prières et les mystères de la fois. Ceux de leur nation qui déjà étaient chrétiens leur ayant fait connaître, alors qu'ils quittèrent la Baie des Esquimaux, que nous exigions avant d'admettre au baptême le renoncement aux boissons enivrantes, ils avaient dès leur départ embrassé la tempérance totale, quoiqu'ils eussent été jusques là très-adonnées à l'ivrognerie, hommes, femmes et enfants.

Il est bon, mon révérend père, que je vous fasse connaître le premier moyen dont le bon Dieu a voulu se servir pour appeler à la foi cette nouvelle tribu, et pour lui donner l'idée de venir à notre mission. Il y a environ quatre ans, un de nos Indiens de Maskuaro, touché de l'état malheureux de quelques-uns de ses proches, qui vivaient dans l'infidélité au milieu de ces contrées lointaines, se sentit poussé à faire le voyage de la Baie aux Esquimaux, dans l'espoir de les amener à nos réductions ; c'était un voyage d'environ trois cents lieues. Il s'ouvrit à moi de son dessein : je l'approuvai, lui donnai quelques objets de piété, l'assurant que nous ne cesserions de nous souvenir de lui au saint autel, afin qu'il réussit dans sa pieuse entreprise. Je le chargeai de dire aux sauvages de cette baie qu'il était impossible aux missionnaires d'étendre leurs courses jusque dans ces lieux reculés ; mais que pouvant venir à nos missions ils s'exposaient à un malheur éternel, s'ils faisaient la sourde oreille à nos invitations ; et que d'ailleurs nous les recevrions avec la plus grande bonté, qu'elle qu'eut été auparavant la grandeur de leurs désordres. Muni de ces instructions, notre cher Ishita partit avec toute sa famille, animée du même zèle que lui. Il se rendit en effet à la Baie des Esquimaux, et revint le printemps suivant avec quelques-uns de ses proches, qui n'hésitèrent pas à faire ces trois cents lieues pour venir entendre la parole du salut. Quelle leçon pour tant de chrétiens qui craignent de faire trois cents pas pour le même objet ! Les commerçants pelleterie [p.55] s'opposèrent, il est vrai, autant qu'ils purent à l'émigration des autres Indiens, les assurant que les missionnaires se rendraient certainement à la baie, sur leur invitation. Mais pressés qu'ils étaient de répondre à la grâce, ils ne tinrent nul compte de cette opposition. Déjà précédemment quelques-uns des membres de l'honorable compagnie de la Baie d'Hudson nous avaient fortement engagés à entreprendre ce voyage, nous promettant que le gouvernement de leur compagnie nous accorderait volontiers [sic], tous les ans, un passage sur leur vaisseau qui part de Québec au mois d'août pour revenir en novembre. Comme vous le savez, mon révérend père, cette partie du Labrador ne fait point partie du diocèse de Québec. Monseigneur l'Archevêque, cependant, ayant été mis au courant de ces propositions et ne pouvant y donner suite alors, nous ne pumes, malgré notre désir, nous rendre à l'invitation qui nous était faite ; mais nous conservâmes toujorus l'espérance d'attirer ces Indiens à quelqu'une de nos réductions. Vous le voyez, l'événement est venu réaliser nos espérances ; et il ne reste plus à la baie qu'un petit nombre d'infidèles, qui finiront par suivre l'exemple du reste de la tribu.

Maintenant que vous connaissez un peu cette nouvelle tribu, jugez, mon révérend père, si j'étais heureux à la vue de ces courageux Indiens, venus de si loin pour apprendre la nouvelle de l'évangile. Que n'aurais-je pas à vous dire du zèle et de l,empressement qu'ils mettaient, pendant les exercices de cette mission, à venir se ranger autour de moi pour entendre les paroles de la vie éternelle ; de l'attention et de la sainte avidité avec lesquelles ils écoutèrent pour n'en pas laisser échapper une seule ! Ils ne me laissaient jamais, et auraient voulu que j'eusse passé toute la journée à les instruire ; et cela n'était pas possible. Le révérend père Babel devant partir pour faire la mission du Lac Saint Jean, et accompagner sa Grandeur Monseigneur de Tloa dans la visite des différents postes jusqu'à Mingan, je me trouvai seul pour disposer les néophytes et les catéchumènes à la visite épiscopale. Voici un trait, mon révérend père, qui vous montrera les excellentes dispositions dont la divine Providence avait récompensé les sacrifices de ces pauvres gens.

[p.56] Un jour que j'étais seul à la chapelle, je me vis aborder par un d'entr'eux, dont les traits mélancoliques attestaient une longue et douloureuse maladie : «Mon père ; me dit-il, je m'appelle Antoine, et ma femme se nomme Henriette, quand est-ce que tu nous baptiseras ?»- Dès que vous serez suffisamment instruits, lui dis-je, je vous accorderai cette faveur.- «Je passe les jours et une partie des nuits à apprendre à lire, ne me donnerais-tu pas un livre, que je lirai encore avec plus d'assiduité ? J'espère le comprendre bien vite, et m'instruire de plus en plus de la prière (religion).» J'accède à la demande et il se retire plein de joie. Le lendemain après l'instruction des catéchumènes, il s'approche de moi, et me dit encore : «Mon père, je m'appelle Antoine et ma femme se nomme Henriette ; je pense savoir toutes les réponses aux questions que tu as coutume de nous faire, ne m'accorderas-tu pas la grâce du baptême ?» Je l'interroge sur les principaux mystères de la religion et sur le sacrement du baptême ; à toutes les questions que je pus lui poser, il me répondit avec une grande facilité. Je n'avais plus de raison de me refuser à ses pieux désirs. Le dimanche suivant, agenouillé à côté d'Henriette qui, plus malade encore que lui, partageait néanmoins son zèle et ses heureuses dispositions, il reçut ainsi qu'elle, l'eau de la régénération. En ce moment, une vive émotion s'empara de lui ; une joie toute céleste, malgré son état de souffrances, illumina son visage, et des larmes brûlantes de bonheur s'échappèrent de ses yeux. Cependant sa maladie devenant plus grave, il me fit appeler : «Père, me dit-il, je crois que si tu bénissais notre mariage, nous en serions mieux ; le Grand Esprit nous conserverait en faveur de nos enfants, et leur accorderait notre guérison.»- Rien de si facile que de bénir votre mariage ; pouvez-vous vous rendre à la maison de la prière ?-«Je m'y ferai porter ainsi qu'Henriette et mes deux enfants.» Lorsque tous mes sauvages furent réunis pour la prière du soir, on transporta sur une couverte de laine la pauvre Henriette ; Antoine y vint à pied, on le soutenait par le bras. Assis sur des branches de sapin, ils eurent le bonheur de réhabiliter leur mariage, au milieu de cantiques en l'honneur de l'Esprit-Saint, qui devenait le lien sacré de leur union.

[p.57] Sur ces entrefaites, pendant que je disposais nos chrétiens à la réception du sacrement de confirmation et que plus de cent familles étaient réunies au poste pour attendre l'arrivée de Monseigneur Baillargeon [2], l'influenza, qui régnait sur la côte, vint faire son apparition au milieu de nous. Trois de nos Indiens eurent bientôt succombé à la violence du fléau. Il n'en fallut pas d'avantage pour jeter la terreur parmi les autres. Tous voulurent se confesser et se préparer à une mort qui leur paraissait prochaine ; mais grâce à Dieu, le mal ne fit pas d'autres victimes. Malgré l'effroi qui s'était emparé de tous les coeurs, j'eus l'occasion d'admirer la charité de nos bons néophytes, au plus fort de la maladie : les jeunes gens qui n'en étaient  pas atteints partaient dès le matin pour la chasse, et le soir à leur retour distribuaient dans toutes les cabanes le gibier qu'ils avaient pris, charriaient l'eau et le bois aux familles malades, et leur rendaient tous les bons offices dont ils pouvaient avoir besoin ; de sorte que, si, d'une part, je ressentais de la peine à la vue des souffrances de mes enfants spirituels, de l'autre, j'éprouvais une bien douce consolation en voyant l'union intime qui régnait parmi eux. Je me rappelais ces temps heureux où tous les chrétiens n'avaient qu'un seul coeur et qu'une seule âme. O religion que tu es aimable ! Tu nous prépares des délices ineffables pour l'éternité, et tu fais encore notre bonheur dès ce monde ! M. le capitaine Comeau, agent de l'honorable compagnie de la Baie d'Hudson fit distribuer du poisson frais en abondance aux malades. et grâce à tous ces soins, ceux qui étaient atteints de l'épidémie furent bientôt rétablis. Nous reprimes alors les exercices publics, qui avaient été interrompus pendant que la maladie sévissait avec le plus d'intensité. Au milieu des chants religieux, la terreur panique disparut ; la gaieté succéda à la tristesse et la guérison ne se fit pas attendre.

Le 20 juillet, M. Comeau, de retour de la rivière Saint-Jean, à 6 lieues de Mingan, nous annonça qu'il avait aperçu à quelques distances de l'embouchure de cette rivière un petit navire bien pavoisé, et qu'il avait tout lieu de croire que Mgr de Tloa était à bord. Comme le temps était parfaitement beau, on détacha pour aller à la découverte une berge montée par six Indiens et un interprète [sic] pour servir de trucheman [sic] à [p.58] Sa Grandeur, le cas échéant. Vers les 5 heures de l'après-midi, des détonations de mousqueterie nous confirmèrent l'heureuse nouvelle. Grande fut alors la joie dans tout le camp. À la nuit tombante, on dépêcha deux berges pour aller à la rencontre de Sa Grandeur. Je m'embarquai sur l'une, et l'autre transporta les chanteurs et les chanteuses. Monseigneur, ayant à ses côtés M. Faucher, curé de Lotbinière, et l'abbé Thibaudeau son secrétaire, nous reçu avec une bonté paternelle. «Oh ! quelle distance à franchir pour se rendre dans vos missions, me dit ce bon prélat! que le voyage est long et pénible !» Peu habitué à voyager sur les bâtiments à voile, et alors d'une santé bien délicate, comme vous le savez, Monseigneur avait en effet beaucoup souffert. Pendant le temps de cette première entrevue, nos jeunes gens s'étaient échelonnés jusqu'à un demi-mille le long du rivage ; ils faisaient retentir les échos sous les décharges d'un feu roulant, que venait couvrir de temps en temps, la voix majestueuse de la batterie du poste. Pendant que ces démonstrations de joie éclataient à terre, sur nos berges les saints cantiques chantés avec enthousiasme envoyaient vers le trône de Dieu les accents de notre reconnaissance. Les chants religieux, sur une mer tranquille, ont un charme admirable ; mais la nuit vient y ajouter quelque chose de mystérieux qui vous ravit et vous transporte. Ce fut là pour nous un moment bien délicieux. Mais je m'aperçoit que malheureusement je ne suis ni poète ni peintre, et que je ne dois guère avoir réussi à vous faire partager nos émotions. Quoiqu'il en soit, ce n'est pas de sitôt que ce beau moment s'effacera de notre souvenir. Monseigneur  descendit chez M. Comeau, qui le reçut avec le plus grand bonheur, et s'appliqua par toutes sortes de soins et de prévenances à remettre Sa Grandeur des fatigues du voyage.

Le lendemain, Monseigneur fit son entrée solennelle. En avant du portail de l'église, nous avions élevé une tente, car vu son exiguité, il eut été impossible d'y donner entrée à la foule nombreuse, accourue de toute part cette année. Nos malades eux-mêmes ne voulurent pas perdre cette imposante cérémonie, et s'y firent transporter. Les catéchumènes de la Baie des Esquimaux, qui n'avaient jamais vu de nos grandes solennités, étaient tout [p.59] émerveillés, et nos chrétiens, qui voyaient pour la première fois un Evêque, mitre en tête, la crosse à la main, et revêtu d'une étole magnifique, le suivaient du coin de l'oeil, veillant bien cependant à ne pas laisser paraître leur étonnement ; en agir autrement c'eut été trahir le flegme national. Pauvre orgueil humain, où vas-tu te nicher ? L'Indien, pas plus que l'homme civilisé, n'est en effet à l'abri de ses atteintes ; et vous verrez des sauvagesses, poussées par ce penchant inné du coeur humain, ne pas hésiter à entreprendre des voyages de 25 à 30 lieues, dans de fragiles canots d'écorce, pour se procurer quelque soierie de leur goût, ou quelque autre bagatelle de ce genre, avec lesquelles elles pourront se montrer. Des doigts habiles à manier l'aiguille attireront à l'ouvrière une réputation connue de toute une tribu. Je me rappelle qu'un jour j'avais à la main une paire de souliers de caribou, travaillés avec art : une indienne, qui les aperçoit, les fixe avec curiosité et me dit aussitôt : «C'est Marie Josette qui a fait ces souliers ; je le reconnais à la légèreté du tissu et à la beauté de l'ouvrage.» Qu'en sais-tu, lui dis-je ? As-tu connu Marie Josette ?-«Je ne l'ai pas vue, il est vrai, mais je la connais de réputation.» Pardonnez-moi cette petite digression, mon révérend père, et revenons à la cérémonie religieuse.

Le discours d'ouverture de Monseigneur plut singulièrement à nos Indiens ; le rapprochement qu'il fit de sa mission, avec celle des apôtres Saint Pierre et Saint Jean dans la ville de Samarie, était bien de nature en effet à les impressionner. Après la cérémonie, mon Antoine tout émerveillé de ce qu'il avait entendu de la grandeur des dons que l'Esprit-Saint confère dans la confirmation, aux âmes bien disposées, vint me trouver : «Père, dit-il, est-ce que celui qui bénit ne marquera pas mon front de l'huile qui rend parfait priant (chrétien) ? Que je désirerais être aussi favorisé du Grand-Esprit ! Je comprend maintenant le livre que tu m'as donné ; j'ai appris ce que tu nous as enseigné sur l'onction qui rend parfait priant.» Et de suite il me donna la preuve non équivoque de son instruction. Pouvais-je priver un coeur si bien préparé de recevoir les dons de l'Esprit-Saint ? Le lendemain le bon néophyte, soutenu par les bras de ses frères, recevait la confirmation, étant au comble de la joie et du bonheur.

[p.60] Monseigneur, après avoir donné audience à tous les sauvages chrétiens, leur fit distribuer des chapelets, des images et des médailles. Les chefs reçurent des livres reliés avec élégance, contenant le catéchisme, des cantiques et quelques morceaux de plainchant en leur langue ; car, vous ne l'ignorez pas, nos Indiens sont dans l'usage de chanter en langue vulgaire les offices de l'église.Leurs vêpres ne sont que l'explication des cérémonies de la messe, qu'ils chantent sur les tons de nos psaumes. On a mis en chant tous les mystères de la vie de Notre Seigneur et de sa très-Sainte Mère, toutes les vérités de la religion ; ce qui nous donne beaucoup de facilité pour leur inculquer toutes les vérités du christianisme.

Monseigneur de Tloa voulut également donner une audience particulière à nos Indiens de la Baie des Esquimaux. Il était facile de les distinguer dans la foule de nos néophytes, à leur air embarrassé, et à je ne sais quoi de lourd et de repoussant qui se remarque sur leur physionomie. Sa Grandeur leur adressa des paroles d'encouragement, et les félicita de leur générosité à quitter leur pays et leurs mauvaises habitudes, pour embrasser les moeurs austères du christianisme. Ils furent tellement satisfait que l'un d'eux me dit à la sortie de cette audience : «Père je suis heureux d'avoir abandonné mon pays ; jamais je n'ai goûté une joie si grande ; deux fois les feuilles sont tombées de la cime des arbres, (c'est-à-dire, il y a deux ans) depuis que j'ai laissé mon pays pour rencontrer la robe-noire. Le Grand-Esprit a eu pitié de moi, mon bonheur est grand ; je vois la robe-noire, je vois celui qui bénit. Ses paroles ont pénétré mon coeur, elles n'en sortiront jamais ; oui, je suis heureux.»
Après avoir montré tant de bienveillance à ceux qui étaient en bonne santé, Monseigneur ne pouvait oublier les amis privilégiés du divin Maître, les malades. Sa Grandeur voulut donc aller les voir et les consoler sur leur lit de douleur. Dans cette visite, Monseigneur se montra si affable et si compâtissant [sic], que que depuis nos sauvages ne le désignent plus que sous le nom de Ka Tsyeuatishitect, oui, il a le coeur généreux. Une des malades n'avait pu être transportée à l'église pour y recevoir le sacrement de confirmation, et m'exprimait en fondant en larmes sa peine et son chagrin. Je fis connaître la cause des larmes de cette fervente [p.61] chrétienne au vénérable Prélat, qui voulut aussitôt y mettre un terme, et me dit qu'il se ferait un plaisir de lui conférer ce Sacrement dans sa cabane d'écorce. Dès que j'eus fait connaître la condescendance de Sa Grandeur, les larmes furent bientôt séchées. On dispose des branches de sapin tout à l'entour de la cabane ; on tapisse de verdure le pauvre réduit, et on lui donne un air de propreté où l'on remarque même une certaine symétrie ; au son de la cloche les sauvages accoururent en foule, et Monseigneur, agenouillé à cause de l'exiguité [sic] du lieu, fait descendre sur la pieuse malade les dons de l'Esprit-Saint. C'était, mon révérend père, un spectacle bien touchant que de voir le Pontife du Seigneur en ce moment. Nos Montagnais furent à cette occasion encore plus impressionnés qu'à l'entrée solennelle : ils reconnaissaient avec bonheur le véritable et digne ministre de celui qui, pour nous retirer de la fange du péché, n'a pas dédaigné en naissant de reposer dans une étable.

Ce fut au milieu de ces émotions diverses, toutes plus délicieuses les unes que les autres, que se passa pour nos sauvages le temps heureux de la visite épiscopale. Aussi y eut-il un moment bien douloureux quand l'heure de la séparation pénible se fit au bord de la mer dans un morne silence. Les larmes qui s'échappaient alors de tous les yeux montraient mieux que ne l'auraient pu faire toutes les paroles, quels étaient les sentiments du coeur de nos chers Indiens. Quand on eut levé l'ancre et déployé les voiles, tous tombèrent à genoux pour recevoir une dernière fois la bénédiction du vénérable Prélat, lui même vivement ému.

Je dois vous dire, mon révérend père,que pendant tout le mois qu'a duré la mission dont cette lettre est le compte-rendu, j'ai été à même d'observer les effets merveilleux de la grâce dans ces âmes simples ; la plupart de nos sauvages se conservent dans l'amitié de leur Dieu, d'une visite à l'autre, c'est-à-dire, durant l'espace d'une année entière. Depuis qu'ils ont vaincu le démon de l'intempérance par l'abstinence totale des boissons enivrantes, ils ont avec la plus grande facilité surmonté tous les autres obstacles du salut. Aussi Monseigneur Baillargeon disait-il : «Un Indien tempérant est un chrétien qui va droit au ciel.» Il [p.62] faut le dire particulièrement à la louange de nos Montagnais de Mingan, depuis que la société de tempérance est établie parmi eux, il n'y a pas eu une seule infraction grave aux règles austères de cette société, et cela malgré les occasions fréquentes qu'ils rencontrent sur la côte du Labrador. Sous ce rapport, nos bons sauvages méritent bien d'être proposés pour modèles à certains peuples fiers de leur civilisation.

Priez, mon révérend père, pour que jamais les ennemis de notre sainte religion ne vienne semer l'ivraie dans ce beau champ du père de famille, et daignez, etc.

Votre tout dévoué et obéissant fils,

F. Durocher, O.M.I.

[1] SANTONI, Jaques-Philippe, Oblat de Marie Immaculée, né le 14 août 1820 à Cassano, en Corse ; ordonné le 28 août 1843 ; arrivé au Canada le 7 août 1851 ; provincial du Canada et supérieur de la résidence de Saint-Pierre de Montréal ; 1856, laisse le Canada, et se rend à Ajaccio, en Corse, où il est encore supérieur de la communauté des Pères-Oblats.

Tiré du Répertoire du clergé canadien, p. 246

[2] Mgr CHARLES-FRANÇOIS BAILLARGEON, né le 25 avril 1798 à l'île aux Grues, fut ordonné prêtre le 1er juin 1822 par Mgr Plessis. Après avoir exercé le saint ministère en qualité de chapelain à l'église de Saint-Roch de Québec, il fut nommé en 1826 curé de Saint-François, île d'Orléans, et l'année suivante, chargé des cures de l'Ange-Gardien et du Château-Richer. Nommé curé de Québec en 1831, il occupa ce poste jusqu'au 16 mai 1850. A cette époque, il partit pour Rome, en qualité d'agent, de procureur et de vicaire général de l'archevêque et des évêques de la province de Québec. Élu en octobre 1850, coadjuteur de l'archevêque de Québec, il reçut à Rome, le 14 janvier 1851, les bulles qui le nommaient évêque de Tloa in partibus, et, le 23 février suivant, il reçut la consécration épiscopale dans l'église des Lazaristes, des mains de Son Eminence le cardinal Fransoni, préfet de la Propagande, assisté de Mgr Hughes, archevêque de New-York, et de Mgr Mazenod, évêque de Marseille. De retour à Québec le 1er juin 1851, il prit l'administration de l'archidiocèse le 11 avril 1855. Il entreprit un second voyage à Rome en 1862, pour assister aux grandes fêtes de la canonisation des martyrs du Japon, et, à cette occasion, il fut nommé assistant au trône pontifical, et reçut du Saint Père Pie IX le titre de Comte Romain. Le 28 août 1867, il prit possession du siège épiscopal de Québec, et reçut le pallium le 2 février 1868, qui lui fut remis  par Mgr Larocque, évêque de Saint-Hyacinthe.