Collectif. Rapport sur les missions du Diocèse de Québec et autres missions qui en ont ci-devant fait partie, vol. 8, Québec, Presses A. Côté et Cie, avril 1849, 108 p. Disponible en ligne : http://books.google.ca/books?id=lFlNAAAAYAAJ&source=gbs_navlinks_s, consulté le 7 octobre 2012.
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Mission de Labrador
Lettre de M. l'Abbé Desruisseaux [1], missionnaire de Carleton
Carleton, 28 october [sic], 1848.
Monseigneur,
C'est un devoir bien agréable pour moi, celui de déposer aux pieds de Votre Grandeur le récit de mes travaux évangéliques sur la côte du nord, appelée Labrador. Bien que cette partie de la vigne du Seigneur ne soit point renfermée dans les limites de votre diocèse, elle est habitée par des canadiens-français [sic], et sous ce seul point de vue elle mérite d'être l'objet de votre tendre sollicitude. Elle le mérite sous un autre rapport, c'est qu'étant éloignée de Terreneuve [sic], dont elle fait partie pour tout ce qui concernela desserte religieuse, elle n'en peut recevoir que de bien faibles secours, et dans son isolement elle soupire vers le Canada où sont toutes ses affections et ses espérances.
Le 16 juin 1837, après avoir offert au ciel la victime sans tache, et placé mes chères ouailles sous la protection de la Reine des Anges, je pris passage à bord d'un bâtiment pêcheur qui se dirigeait vers la côte du nord, ayant pour capitaine un protestant, fort honnête homme, qui eut pour moi des égards et des soins délicats dont je conserverai [p.87] le souvenir. Le vent nous ayant été propice, le 19, avant le coucher du soleil, nous entrions dans le hâvre du Petit Cassa-boisé, douze milles à l'ouest de Mascouaro, et à trente-six de la Romaine, premier poste de ma mission. Ce hâvre est un des plus beaux de la côte du nord. Là j'eus le plaisir de rencontrer le Rév. P. Clément [2] qui revenait de Mascouaro.
Après plusieurs jours d'attente, le vent devint favorable et nous hissâmes de nouveau les voiles pour gagner le Petit Mécatina. La traverse fut lente, et je pus à loisir méditer mûrement sur le saint objet de mon voyage. Je voyais devant moi une terre sur laquelle le sang de la victime adorable allait couler pour la première fois. J'y voyais de mes compatriotes que les vicissitudes de la fortune y avaient entraînés, et qui peut-être avaient laissé s'éteindre en eux ce flambeau divin de la foi de leurs pères habitants les rives du St. Laurent, et contracté les vices que l'ignorance et l'abandon entraînent inévitablement à leur suite. Comment accueilleront-ils ce compatriote qui vient les troubler dans cette indifférence où ils aimeraient peut-être à demeurer, parce qu'elle ne leur demande aucun sacrifice ? Mais abandonnant bientôt ces sinistres pressentiments, il me semblait que le ciel allait répandre les plus abondantes bénédictions sur une entreprise faite sous ses auspices. Je voyais les pêcheurs depuis long-temps oubliés, se prosterner dans le tribunal sacré, et répandre d'abondantes larmes au récit de leurs profondes misères. Puis la miséricorde divine éclairant et purifiant leurs âmes, je bénissais le ciel, et le bonheur inondait mon coeur. Je croyais entendre la voix de tant de mères qui m'appelaient pour régénérer leurs enfants dans les eaux saintes du baptême ; j'étais heureux d'aller distribuer le pain de vie à tant d'âmes affamés de cette sainte nourriture et qui la demandaient en vain depuis si long-temps.
[p.88] Enfin le 24 je touchais cette terre du Petit Mécatina, et j'allais me trouver au milieu de mon troupeau. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque je reconnus dans ceux que je m'étais figurés sous de sombres couleurs, des gens pleins de civilité, qui m'accueillirent avec la joie la plus vive, retraçant dans leurs discours et dans leurs manières cette belle et aimable simplicité, qui est l'héritage précieux de leurs ancêtres ! Je me croyais dans ma chère paroisse natale de Sainte-Croix où la charité, la bienveillance et la politesse me souriaient et m'accablaient de douces prévenances.
Le lendemain, après une messe d'action de grâce et une instruction inspirée par la circonstance, je quittai ce lieu pour y revenir, et je pris passage pour la Romaine, sur une berge [sic], vu qu'il n'y a pas de chemin dans ce pays pour communiquer d'un poste à l'autre. Dans la saison de l'hiver, les habitants se servent de six ou huit gros chiens attelés sur une traîne de planche amincie, qui les transportent à de grandes distances avec une vitesse étonnante. Je visitai donc par eau les différents postes de ce vaste littoral, et partout je fus reçu avec toutes les prévenances que peut inspirer l'amour d'une religion sainte, gravée au fond du coeur par l'enseignement maternel.
Je remarquai, avec le sentiment d'un juste orgueil national, le caractère généreux et hospitalier des habitants de cette côte. On dirait une même famille, dont les membres ne sont guidés que par la même pensée, l'intérêt commun. Quelqu'un se trouve-t-il avoir épuisé ses provisions, il ira avec toute sa famille chez son voisin, s'y nourrira au pot commun, douze ou quinze jours, en attendant que la providence vienne à son secours. C'est un service, disent-ils, que nous nous rendons mutuellement. Le maître d'un poste s'absente-t-il pour quelques jours, il laissera la porte de sa maison ouverte, et même, s'il sait écrire, il marquera sur un papier déposé sur la table l'endroit [p.89] de la maison où le voyageur trouvera les rafraichissements nécessaires. Oui, de rien de plus beau et de plus fraternel que leurs rapports mutuels, spécialement dans les postes de l'ouest, presque exclusivement occupés par des canadiens [sic]. Il m'est arrivé à moi-même, d'entrer avec ceux qui m'accompagnaient dans des postes dont les maîtres étaient absents. Sans attendre leur retour, nous conformant à l'usage reçu, nous nous servions copieusement ; et nos hôtes étaient-ils de retour avant notre départ, ils manquaient pas d'exprimer leurs regrets, quand quelques objets plus délicats avaient échappé à notre oeil scrutateur.
On serait porté à croire que l'isolement et le manque de secours religieux, auraient produit parmi cette population leurs tristes fruits, l'indifférence pour le salut, et la corruption des moeurs. Dieu a veillé sur ce faible troupeau, et peut-être qu'en récompense de sa douce hospitalité il a éloigné l'ennemi du bercail, et conservé miraculeusement le dépôt précieux de la foi et de la sainte morale catholique. Là comme ailleurs le monstre de l'ivrognerie a fait des victimes, mais les fruits de la belle société de tempérance établie dans toutes les paroisses ont germé pareillement sur le sol aride de Labrador, et la parole divine n'est pas tombée dans un champ stérile. En général, j'ai éprouvé de grandes consolations dans l'exercice du saint ministère en ces lieux où il y a comme ailleurs des âmes d'élite, et où la grâce de Dieu fructifie abondamment.
Le littoral que Votre Grandeur m'avait chargé de visiter est habité par 43 familles catholiques, dont quatre chefs sont protestants, et soixante-dix engagés canadiens disséminés dans les différents postes, pour la pêche au loup-marin pendant l'hiver, et pour la pêche au saumon et à la morue pendant l'été. Le total de la population catholique est d'environ 260 âmes, dont une vingtaine n'a pas été regénérée dans les eaux du baptême. Plusieurs adultes sont de ce nombre.
[p.90] Les habitants de la côte du nord sont tout à la fois pêcheurs et chasseurs suivant les saisons. Dans les postes situés à l'ouest de Bonne-espérance [sic], la pêche au loup-marin commence à la pleine lune de décembre et dure trois et quelques fois quatre semaines. Ce singulier poisson se prend comme à Québec on prend le saumon, c'est-à-dire, avec des filets. Ces animaux suivent invariablement la route que leur instinct leur désigne d'après la nature des fonds de la mer. Le pêcheur a bientôt connu le lieu du passage, et il forme avec sa tenture une espèce d'enclos ayant une entrée libre à l'endroit précis où le poisson doit passer. Il place sous l'eau un filet très-fort [sic] qu'il soulève au moyen de cabestans, s'il est assez heureux pour qu'une quantité de loups-marins se soient emprisonnés dans l'enclos décrit plus haut. Alors on les effraie par des décharges de mousqueterie, pour les faire emmailler dans le filet. Cette pêche est très-lucrative [sic], lorsque la rigueur de la saisonne force pas les pêcheurs à gagner le logis.
Le reste de l'hiver est employé à la chasse des martres, des loutres et des renards dont les fourrures sont très-recherchées.
Une immense quantité d'oeufs de différents gibiers devient une ressource précieuse pour les habitants de ce pays pendant l'été. Il est une île au près du Gros Mécatina, où l'on pouvait il y a quelques années recueillir quinze à vingt quarts d'oeufs chaque jour. Aujourd'hui le gibier s'éloigne et diminue par la rapacité de certains spéculateurs de la Nouvelle-Écosse qui chargent d'oeufs sept et même huit bâtiments chaque été, et empêche ainsi l'espèce de se propager.
La côte du nord est le rendez-vous d'une foule de bâtiments pêcheurs venant de Jersey, de France, et plus particulièrement des Etats-Unis. La morue y est en si grande quantité, que le fond de la mer est pavé, et que souvent on la voit se jouer [p.91] sur l'eau et chasser l'éperlan avec une telle voracité qu'elle vient s'échouer sur le rivage.
L'aspect de cette côte est des plus variés: tantôt c'est un rocher escarpé qui élève sa pointe vers les nues, tantôt c'est un ravin qui sépare des monticules formées de quartiers de rochers entassés les uns sur les autres. Ici c'est une pointe qui s'avance dans la mer comme pour braver ses fureurs ; plus loin c'est une anse formée par un groupe d'îles formant une espèce de lac, que les habitants de ces lieux appellent lac salé. La rive est bordée d'une multitude d'îles qui se succèdent à l'infini ; tellement que le voyageur qui les aperçoit de la haute mer croit voir la terre ferme. Le nautonier étranger qui aurait la témérité de s'y engager risquerait de s'égarer comme ferait un chasseur dans la forêt. La stérilité désolante de ces parages présente un triste contraste à l'oeil habitué à contempler les rives verdoyantes du St. Laurent. A peine y voit-on ça et là quelques arbres rabougris que la terre avare semble produire à regret dans les fentes des rochers. Nulle verdure, nulle trace de culture, si ce n'est à l'entrée de quelques rivières, ou dans le fond de quelques anses où l'on cultive des légumes.
Pour espérer des fruits plus abondants d'une mission régulière en ces postes, il faudrait pouvoir assembler la population dans des chapelles convenables et non dans les appartements trop rétrécis des maisons particulières, où l'on ne peut célébrer les saints offices, faire les instructions, administrer les baptêmes et autres sacrements, entendre les confessions, qu'au milieu de la foule compacte de personnes avides de profiter des grâces de la mission. C'est au milieu de ces embarras que j'ai eu la consolation d'admettre cinquante personnes à la table sainte, dont plusieurs pour la première fois, de célébrer huit mariages et de recevoir une abjuration, avec l'espérance de plusieurs autres à la prochaine mission. Il faudrait bâtir une chapelle au Petit Mécatina, une à La Tabatière et une [p.92] autre à l'Anse aux dunes. Il faudrait des ornements, des calices, des objets indispensables pour le culte divin. La population des [sic] ces lieux mérite une attention particulière, et se montre digne de la bienveillance des supérieurs ecclésiastiques. Amis zélés de la propagation de la foi, votre aumône de la foi, votre aumône tombe ici dans un champ fertile, et la reconnaissance de ces bonnes âmes, et leurs prières ferventes vous obtiendront pour vous et pour vos familles et tous vos parents la rosée bienfaisante des bénédictions célestes.
F. DESRUISSEAUX, Ptre
En traçant ces lignes où se peignent la candeur et la douce piété de son âme, M. l'abbé Desruisseaux ne prévoyait point que Dieu dût si tôt l'enlever de ce monde encore à la fleur de son âge, pour le couronner dans l'éternité. Toujours animé d'une charité vive envers son troupeau, il avait rempli sa course sacerdotale et mérité de mourir victime de son zèle. Le ciel l'avait doué d'un caractère plein de douceur, d'un esprit pénétrant et d'une franchise aimable, qui le rendait cher à tous ceux qui ont pu le connaître et l'apprécier. Tout dévoué aux fonctions sacrés de son ministère, il travaillait au salut des âmes avec un succès qui remplissait son âme des plus douces consolations. Depuis près de cinq années il évangélisait cette partie de la Baie des Chaleurs dont Carleton est le centre. Il sut constamment s'attirer le respect et l'affection de son troupeau, et il en faisait le bonheur. Cependant son coeur si religieux et si plein de charité le presse d'aller sur les côtes sauvages du nord, porter les secours et les consolations de la religion à une population abandonnée et composée en grande partie de canadiens-français vivant de chasse et de pêche. Cette partie du Labrador appartient au diocèse de Terreneuve [sic], et le diocèse de Québec pouvant à peine suffire à des besoins infinis, ne pouvait guère que jeter un oeil de compassion sur ces pauvres colons que la fortune a relégués [p.93] en dehors de ses limites. L'abbé Desruisseaux voit sur ces côtes délaissées des compatriotes, des enfants de la grande famille catholique, qui portent leurs yeux baignés de larmes vers le Canada leur patrie, et qui demandent le secours des sacrements et la nourriture divine de l'instruction religieuse dont ils sont privés depuis si long-temps [sic]. Il sollicite donc auprès de ses supérieurs et obtient la permission de quitter pour quelques temps son troupeau, afin de voler au secours de ces malheureux, et s'embarque sur un vaisseau pêcheur. En arrivant sur les côtes de Labrador il se voit entouré de ces attentions délicates et empressées qu'inspire la reconnaissance ; il est reçu comme l'envoyé du ciel, son coeur nage dans la joie ; sa présence est une source de bénédictions, de bonheur et de salut pour les bons habitants de ces lieux.
De retour à Carleton, il continue ses travaux évangéliques en méditant une nouvelle mission sur les côtes de Labrador pour l'année suivante. Cependant une maladie contagieuse fait des victimes nombreuses dans cette partie basse de la Baie des Chaleurs. La providence attendait ce moment pour couronner dignement une vertu sans nuages [sic]. En prodiguant ses soins aux victimes de la contagion, il en devint lui-même victime. Il vit arriver sa fin avec joie et confiance, et expira, muni de toutes les consolation de la religion, le 23 novembre 1848.